— Ils ont anéanti les wagons de tête. Pourquoi auraient-ils causé tant de dégâts, s’ils voulaient se livrer à un simple pillage ? »
La mécanicienne glissa les doigts dans ses cheveux, ses yeux hantés par l’effroi balayaient les rochers à proximité.
« Ouais, mais… ils n’auraient même pas dû être au courant de ma présence dans ce convoi. Ma guilde a insisté pour que je reste enfermée dans cette voiture afin que personne ne sache que j’étais en route pour Ringhmon. » Son expression s’assombrit de colère. « Ils m’y ont claquemurée. Si je n’avais pas trouvé un moyen de déverrouiller la porte, j’aurais toujours été coincée entre ces quatre murs à l’arrivée des bandits.
— Je t’en aurais fait sortir avant », nuança Alain d’une voix monocorde.
Le regard de la jeune femme se posa à nouveau sur lui.
« C’est pour cela que tu rejoignais les wagons de queue, n’est-ce pas ?
— Oui. » Il n’avait aucune raison de le nier. « J’ai reçu un contrat pour protéger la caravane et j’ai pensé que, quel que soit l’occupant mystérieux de ce véhicule, il pourrait avoir besoin de ma protection.
— Je n’aurais jamais imaginé un mage capable de faire cela. Les mécaniciens émérites ont toujours dit… tu as toi-même dit que les mages n’ont que faire des gens.
— Je n’ai pas agi par intérêt pour toi. Tu n’es rien », commenta Alain d’un ton impassible.
Nul besoin d’être mage pour voir le ressentiment que cette dernière remarque suscita chez la mécanicienne.
« Merci !
— Je ne comprends pas.
— C’est un sarcasme, mage. Comment t’appelles-tu ? »
Alain l’observa longuement pour essayer de saisir ce qui la motivait à demander cette information.
« Si nous devons nous reposer l’un sur l’autre pour survivre, je mérite au moins de le savoir, insista-t-elle. Je veux simplement pouvoir t’appeler autrement que mage. »
Les doyens seraient courroucés s’ils venaient à apprendre qu’il avait adressé la parole à une mécanicienne. Leur ire serait plus grande encore s’ils apprenaient qu’il l’avait accompagnée dans sa fuite. Car même si les doyens, à l’instar de n’importe quel mage, n’étaient pas censés ressentir des émotions, tous les acolytes avaient appris à redouter les fureurs que leurs doyens réfuteraient avoir éprouvées.
Nombre de ces doyens avaient clairement exprimé leur désaccord à la perspective que quelqu’un d’aussi jeune que lui soit déclaré mage, malgré sa capacité à réussir tous les tests.
Et ces mêmes doyens l’avaient envoyé dans ce désert, seul, comme s’ils souhaitaient que sa mission fût un échec.
La révolte qu’il avait pris soin de museler des années durant remonta suffisamment à la surface pour lui faire desserrer les dents.
« Je suis le mage Alain d’Ihris.
— Mage Alain d’Ihris. » Elle le regarda pendant un long moment, sa nervosité s’amenuisant au fur et à mesure de son examen. Maintenant qu’ils étaient installés à proximité l’un de l’autre, Alain eut la confirmation que la mécanicienne était jeune. « Ihris est très au nord d’ici. Je suis la maîtresse mécanicienne Mari de Caer Lyn.
— Caer Lyn. » Des îles, à l’ouest de l’Empire. « C’est également au nord d’ici.
— Certainement pas aussi loin qu’Ihris. » Mari ferma les yeux et respira profondément. « Nous devons continuer à avancer, mais je pense qu’un peu de repos supplémentaire ne nous fera pas de mal. L’escalade par cette chaleur est éreintante, nous allons nous tuer à la tâche si nous n’y prenons garde. » Sans réponse d’Alain, elle ouvrit les yeux et le dévisagea. « Alors ?
— Quoi ? » Tous les mécaniciens se comportaient-ils aussi bizarrement ?
« J’ai donné mon point de vue. Quel est le tien ?
— Cela n’a aucune importance. »
L’expression de la jeune femme passa si vite de l’incrédulité à la colère puis à la résignation qu’il eut à peine le temps d’identifier chaque émotion.
« Très bien, c’est moi qui dirige les opérations, alors. Pourquoi tout le monde veut-il toujours que ce soit moi qui dirige ? As-tu déjà été confronté à une situation pareille ?
— Non, c’est mon premier contrat.
— Moi aussi, dit-elle en fronçant les sourcils. Qu’est-ce qu’un mage aussi jeune et inexpérimenté fait tout seul hors des enclaves de sa guilde ? »
Alain savait qu’aucun mécanicien ne percevrait l’amertume qui perlait dans sa voix par ailleurs impavide.
« Ma guilde m’a conféré le statut de mage à part entière. Mais mon manque d’expérience dévalue mon prix par rapport à celui de mages plus âgés. La caravane ne pouvait se permettre de payer davantage.
— Puisque tu es si inexpérimenté, on n’aurait jamais dû t’envoyer seul pour affronter un tel danger ! » Étrangement, la colère de la mécanicienne semblait focalisée sur les doyens de sa guilde.
« Il est interdit de remettre en cause les ordres des doyens. »
Que pouvait signifier l’expression sur le visage de son interlocutrice ? Une chose était sûre : l’éclat de rire qu’elle laissa échapper ne véhiculait aucune joie.
« Je n’aurais jamais cru entendre un détail concernant ta guilde qui me fasse autant penser à la mienne. »
La conversation prenait une tournure périlleuse. Les secrets de guildes. Si un autre mage s’était trouvé avec eux…
Si un autre mage s’était trouvé avec eux, Alain n’aurait jamais échangé un mot avec la mécanicienne. Il ne l’aurait pas accompagnée. Il n’aurait jamais rien su à son sujet ou au sujet de quelque mécanicien que ce fût.
Si les mécaniciens étaient des ennemis comme on le lui avait toujours rabâché, il était de son devoir d’en apprendre davantage sur leur compte. Peut-être découvrirait-il que cette mécanicienne, au moins, n’était pas une ennemie. Elle ne se comportait pas comme telle. Mais elle n’était pas une mage. Qu’était-elle donc ?
« Pourquoi es-tu ici toute seule, jeune mécanicienne inexpérimentée ? »
Elle s’empourpra.
« J’aimerais bien connaître toutes les réponses à cette question. J’ai bien essayé de demander, mais les mécaniciens émérites n’ont pas l’habitude d’expliciter leurs ordres. La réponse la plus simple est que j’ai des compétences uniques dont Ringhmon a besoin. » La dernière phrase avait été prononcée avec une fierté non dissimulée.
Alain faillit froncer les sourcils, ne se reprenant qu’au dernier instant. Si tout ce que faisaient les mécaniciens n’était que des tours de passe-passe, pourquoi missionner cette fille alors qu’il y avait assurément à Ringhmon des truqueurs plus chevronnés ? Comment était-il possible qu’elle possédât des compétences uniques ? Alain était certain désormais que ce qu’on lui avait inculqué à propos des mécaniciens, ou du moins à propos de leurs armes, était au mieux parcellaire.
« Est-ce à cause de ces compétences que les bandits te recherchent ?
— Non. C’est impossible. Mes compétences n’auraient aucune utilité pour eux, à moins qu’ils ne souhaitent réclamer une rançon. Mais de là à kidnapper un mécanicien ? La guilde ne le tolérerait jamais.
— Les assaillants avaient de nombreuses armes fabriquées par ta guilde, souligna Alain.
— C’est vrai. » Elle fit une moue qui rendit la lecture de ses émotions de nouveau plus difficile. « Une bande de pillards avec autant de puissance de feu qu’une armée tout entière. »
Douze années d’enseignement dans la guilde des mages n’étaient pas venues à bout de la curiosité d’Alain.