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Un autre silence. Puis la doyenne tourna son regard vers Alain.

« D’autres ne vous le diront pas, mais cette prophétie était bien réelle. Elle annonçait que cette femme unirait les mages, les mécaniciens et ceux que l’on désigne sous le terme de communs en une force unique destinée à changer le monde. Et, bien sûr, la guilde des mages a toujours considéré cette prophétie comme un pur fantasme. Comment une telle chose pouvait-elle advenir ? Des mages travaillant avec des mécaniciens ? Cela est impossible. Les communs se joignant à l’ouvrage ? Inepties. Nul n’est capable de pareil prodige. »

Alain hocha la tête comme pour signifier son accord, mais en réalité il repensait à Mari et à lui-même s’échappant des geôles de Ringhmon, ainsi qu’à la manière dont Mari avait réussi à s’adjoindre l’aide des communs pour secourir l’homme sur la falaise.

« Croyez-vous que ma vision ait un lien avec cette prophétie ? » demanda-t-il en déployant un effort surhumain pour ne laisser transparaître aucune émotion dans ses inflexions de voix.

La doyenne se pencha en avant et frappa du doigt sur la table pour appuyer ses dires.

« D’autres mages ont eu des visions. De plus en plus, au cours des dernières années. Des visions d’armées qui s’affrontent, des visions de foules de communs qui dévastent tout ce qui est et sera, et même des visions d’hôtels des guildes des mages et des mécaniciens envahis et détruits. Et au fil des ans, le sentiment d’urgence qui émane de ces visions s’exacerbe, jeune mage. La sensation que la tempête est de plus en plus proche, qu’elle arrive bien plus rapidement que d’aucuns sont capables de le percevoir, qu’elle nous entraînera dans son chaos et anéantira tout, ne laissant dans son sillage que ruines et désolation. »

Elle fixait Alain avec une rare intensité.

« Émergeant de cette tempête, ils sont nombreux à avoir vu un soleil, la promesse d’un jour nouveau, la promesse de ce qui pourrait vaincre cet ouragan. Cependant, cette vision a toujours flotté dans l’air sans se référer à quelqu’un ou quelque chose. Mais vous, jeune mage, vous dites avoir vu le soleil et la tempête centrés sur une ombre. Vous avez vu les images d’un nouveau lendemain, d’un lendemain porteur de mort. Des images toutes centrées sur une même ombre. Elle doit donc être celle dont parle l’ancienne prophétie. Celle qui peut apporter un jour nouveau à ce monde. Et toutes les visions s’accordent à dire que si elle échoue, si cette ombre cesse d’exister, alors la tempête qui fonce sur nous triomphera. »

Alain se demanda comment il était parvenu à conserver une expression neutre.

« Comment est-il possible qu’une ombre soit aussi importante ?

— Voilà une question légitime, compte tenu des enseignements reçus par les acolytes. Je vais vous expliquer, déclara la doyenne sans masquer, une fois de plus, sa frustration. D’ordinaire, le don d’augure révèle au mage ce qui arrivera ou pourrait arriver à quelqu’un. Un événement ou un danger bien précis. D’accord ? On ne vous a jamais appris cela non plus, n’est-ce pas ? Néanmoins, c’est ainsi que cela fonctionne. On voit l’image d’un mage ou d’une ombre quelque part qui fait quelque chose, et on découvre ce qui, un jour, arrivera à cette ombre. Comprendre ce que l’on voit est bien plus complexe que la simple vision, jeune mage, car une vision ne peut dévoiler les raisons d’un événement ou l’enchaînement des faits qui l’ont provoqué. On voit l’événement et rien d’autre. Mais dans votre cas, ce n’est pas une ombre que vous avez vue par l’augure ; vous avez eu une vision centrée sur une ombre. Aussi, vous n’avez pas assisté au futur de cette ombre, mais au futur pour lequel cette ombre sera décisive.

— En êtes-vous sûre ? » Alain ne savait pas comment réagir à ces révélations. « Cette ombre est-elle si importante ?

— Importante ? Oui. Les non-mages ne sont que des ombres. Pourtant, certaines surimposent fortement leur image sur l’illusion du monde, et les mages n’existent pas indépendamment de cette illusion. Cette ombre, celle que vous avez vue, est la seule à pouvoir arrêter la tempête qui menace l’ensemble de cette illusion que nous appelons notre monde.

— La guilde des mages… » commença Alain, bouleversé par ce qu’il venait d’entendre.

La doyenne, sourcils froncés, le fit taire d’un geste sec de la main.

« Les visions et la prophétie comportent deux aspects, jeune mage. Cette ombre est en mesure de stopper la tempête, mais il est également annoncé qu’elle renversera la guilde des mages. Nombreux sont les doyens qui refusent d’entendre parler des visions qui nous mettent en garde contre cette tempête. Ils ne font guère confiance au don d’augure et ils rejettent tout ce qui pourrait diminuer leur pouvoir personnel. »

Elle leva les yeux vers la porte comme pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans les environs susceptible d’épier leur conversation, puis elle baissa la voix.

« Car cette illusion, jeune mage, qu’est le pouvoir que détiennent un grand nombre de doyens, leur est très chère. Je les ai entendus débattre entre eux. De leur point de vue, si celle que les communs appellent la descendante naissait un jour, elle devrait être détruite. Car la guilde doit être préservée, même si cela revient à l’exposer au danger de la tempête qui arrive.

— Détruite ? »

La doyenne posa sur lui un regard pénétrant, et Alain se demanda si l’unique mot qu’il venait de prononcer n’avait pas trahi ses émotions.

« Ils veulent protéger ce qu’ils détiennent, jeune mage. Ils détruiront tout ce qui pourrait mettre en péril leur autorité. Cela, vous le savez déjà.

— Que dois-je faire ?

— Suivre votre voie avec prudence. Vous devez décider de ce qui est important pour vous.

— Rien n’est réel, rien n’est important, récita Alain automatiquement.

— Ce n’est pas vrai, souffla la doyenne. Et je sens que vous avez déjà appris cela. Voulez-vous tenter d’arrêter cette tempête, parce que rien n’est certain et que toutes les issues sont possibles, ou voulez-vous par-dessus tout vous employer à préserver la guilde des mages telle qu’elle est aujourd’hui ?

— Doyenne, si ce que vous dites est exact, la guilde telle qu’elle est aujourd’hui est condamnée.

— Cela est vrai, jeune mage. La question est de savoir de quelle façon elle va s’effondrer. La tempête menace ce monde, ainsi que cette ombre. Je ne connais pas le chemin que doit suivre cette dernière pour devenir le soleil qui engendrera un jour nouveau et repoussera le cataclysme. Mais si je savais qui est cette ombre, je ferais tout mon possible pour la protéger et l’assister. La tempête, la guilde des mages, celle des mécaniciens, des ombres de tout poil voudront la voir disparaître. Elle est la seule qui puisse arrêter la tourmente qui s’annonce. Si son image s’efface de ce monde, la tempête triomphera en quelques années, et ceux qui auront éliminé cette ombre seront emportés à leur tour avec tout le reste. La descendante doit rester en vie, sinon le monde mourra.

— Je comprends, honorée doyenne.

— Vraiment ? Alors, n’abordez plus jamais ce sujet. Toute mention de cette vision pourrait faire s’abattre la fureur de la tempête sur cette ombre, qui doit demeurer cachée et anonyme jusqu’à ce qu’elle ait les moyens de s’opposer à elle. N’en parlez à personne. Notre conversation n’a jamais eu lieu. Comprenez-vous ?

— Oui, doyenne. » Alain se leva en s’inclinant. Les émotions se bousculaient en lui. « Celui-ci a écouté, honorée doyenne. Votre sagesse m’a donné matière à réflexion. »