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Elle balaya ses paroles d’un revers de main.

« Nous n’avons évoqué que des choses triviales, dit-elle d’une voix assez forte pour qu’elle portât dans le couloir, au-delà de la porte. Mais rappelez-vous ceci, jeune mage, ajouta-t-elle mezza voce. Ne laissez personne vous convaincre que la sagesse décrète qu’un mage ne doit voir l’illusion du monde que d’une seule manière. »

Alain était sur le point de sortir, mais il s’arrêta.

« Honorée doyenne, si tout est faux, comme on nous l’enseigne, comment la sagesse peut-elle exister en tant que chemin unique ? Comment est-il possible qu’il n’y ait qu’une seule voie à suivre pour nous tous ? »

La mage âgée sourit brièvement une fois de plus.

« Vous êtes déjà arrivé à ce stade du chemin, on dirait. Bravo, jeune mage. Nombreux sont nos confrères qui n’y parviennent jamais et ne remettent jamais en question la sagesse de la sagesse elle-même.

— Mais quelle est la réponse, honorée doyenne ?

— La réponse ? Il n’y a pas de réponse. Il n’y a que des choix qui ont de multiples conséquences, certaines évidentes, d’autres inattendues. Là est peut-être la seule sagesse qui existe réellement, jeune mage : nos choix sont importants. Quant aux vôtres, ils comptent sans doute plus que ceux de quiconque aujourd’hui. »

Alain la salua respectueusement et retourna vers la chambre qui lui avait été attribuée, oublieux de son environnement tandis que les paroles de la doyenne lui revenaient sans cesse en mémoire. Celle qui réunirait les mages et les mécaniciens. Celle que les communs suivraient.

Celle qui était capable d’arrêter la tempête.

Il avait l’impression qu’un vent glacial soufflait sur son esprit. Que pouvait-il faire ? La doyenne avait dit qu’il devait protéger Mari, mais comment la protéger au mieux alors que sa présence la mettait potentiellement en danger ? La doyenne avait également indiqué que la meilleure protection pour la mécanicienne était l’anonymat, n’être qu’une ombre de plus dans la masse. Ainsi, la tempête ne saurait où concentrer ses efforts.

Alain était assis dans sa chambre dans une posture de méditation. Cependant, ce n’était pas la sagesse qui était au centre de ses préoccupations, mais Mari. Elle s’emploierait à en apprendre davantage sur les dragons qui menaçaient Dorcastel. C’était la seule certitude qui s’imposait au milieu des doutes d’Alain. Mari chercherait des réponses, des manières de « réparer » les choses. Et son obstination la placerait dans une situation périlleuse.

Il ne savait précisément ce qu’il pourrait faire, mais si Mari s’apprêtait à braver le danger, il devait être à ses côtés. Il devait l’aider, en rassemblant le maximum d’éléments.

Une fois son plan d’action à court terme établi, Alain se rendit au réfectoire. Il y dîna rapidement, à peine conscient des victuailles qu’il avalait, puis il partit en quête des mages qui se trouvaient encore dans l’enceinte de l’hôtel de guilde. À la tombée de la nuit, il avait réussi à obtenir un entretien avec chacun d’eux, évoquant les attaques des dragons et les stratégies déployées par la guilde afin de faire cesser les assauts de ces créatures magiques. La manœuvre la plus récente avait consisté à utiliser des sorts pour tenter de pister les communs que les dragons disaient retenir captifs. Ces gens se voyaient contraints de rédiger les demandes de rançon formulées par les créatures. En théorie, il était possible d’établir une connexion vers les personnes concernées en se servant de ces lettres qui, de temps en temps, apparaissaient mystérieusement en ville. Alain avait acquiescé en silence, repensant à son propre lien avec Mari, mais s’était abstenu de tout commentaire à ce sujet. Néanmoins, il n’avait pas été surpris que la manœuvre ait échoué, les mages à l’origine de cette initiative n’ayant, eux, aucun lien avec les communs dont ils cherchaient la trace.

Plus tard, couché sur le lit dans sa chambre minuscule aux murs nus peints en blanc, les yeux rivés au plafond, il avait essayé de dégager un sens de tout ce qu’il avait appris. S’inquiéter pour Mari et s’interroger sur les actions qu’il devait entreprendre ne le menant nulle part, il décida de s’attaquer à l’énigme que posaient les dragons. Ils n’agissent pas comme des dragons, pourtant les dégâts qu’ils causent ont l’air d’avoir été leur œuvre. Ils sont près d’ici, mais impossibles à débusquer. Ainsi que l’a dit la doyenne, même la fausseté de ce monde doit présenter à tous une illusion cohérente.

Mon instruction m’a enseigné que je dois obéir aux doyens et renier ce monde. J’ai choisi de suivre une voie différente de celle que l’on m’a inculquée, mais je ne l’aurais jamais trouvée seul. On n’apprend pas aux acolytes l’existence d’autres voies. Est-ce que certains des nôtres deviennent des mages sombres parce qu’ils décident de rompre le serment d’obéissance, mais sont incapables de discerner d’autres voies, de donner à leur pouvoir une autre raison d’être que leur bénéfice personnel ?

Mari ne me conduirait pas sur un tel chemin. S’il est une chose dont je peux être certain, c’est bien celle-là. Pour elle, la sagesse réside dans l’aide que l’on prodigue aux autres.

Est-ce cela qui lui permettra de vaincre la tempête ?

Si la tempête ne la détruit pas avant. Je dois parler à Mari de ma vision.

Je dois la protéger.

À cette pensée, il sentit le fil immatériel qui le reliait à Mari se renforcer et le désespoir l’envahir. Comment pourrait-il la protéger, si ses émotions lui faisaient perdre sa capacité à lancer des sorts ?

Pourtant, aussi étonnant que cela pût paraître, il n’éprouvait aucune faiblesse. Au contraire, une force l’emplissait. Sans comprendre les mécanismes en jeu, Alain sentait qu’elle n’affluait pas par le fil qui n’existait pas, mais lui devait paradoxalement son existence. Et il n’avait personne vers qui se tourner pour obtenir une explication.

Il n’en apprit guère plus le lendemain, car les dragons qui terrorisaient Dorcastel ne laissaient que peu de traces de leur passage, hormis des décombres. Près du port, il entendit des marins renfrognés discuter du manque de travail. Nulle embarcation ne quittait plus le port de peur d’être attaquée, sitôt franchi le périmètre de défense de Dorcastel ; aussi les marchandises acheminées par les péniches qui descendaient la rivière d’Argent depuis l’intérieur des terres de la Fédération de Bakre s’entassaient-elles dans les entrepôts, et les marins restaient à terre, sans solde.

Bien que son esprit tourbillonnât dans un maelström d’images mêlant armées et foules fantomatiques, Alain ne put s’empêcher de s’émerveiller devant les fortifications remarquablement robustes de la cité. Leur solidité inspirait un sentiment de sécurité face à la mise en garde pressante de la vision qu’il avait eue dans le désert.

Alain s’arrêta devant deux des monuments érigés en mémoire de batailles passées. Il les trouva aussi justes et fidèles à l’histoire, que ceux de Ringhmon lui avaient paru faux et contrefaits. Dorcastel arborait sa gloire avec légèreté, en montrant ses triomphes historiques sans les porter au pinacle et en rendant hommage à ceux qui y avaient contribué. Une certaine gravité en émanait également : l’impression que les sacrifices consentis avaient été nécessaires, mais qu’ils ne devaient jamais être oubliés lors des célébrations desdites victoires. Difficile de concevoir plus grand contraste avec Ringhmon.

Alors que le soleil se couchait derrière les falaises à l’ouest de la ville, Alain se dirigea vers le lieu où la mécanicienne Mari comptait dîner. Le fil, que la distance rendait parfois si ténu qu’il en devenait à peine perceptible, se révéla assez épais pour l’assurer de la présence de la jeune femme sur place bien avant qu’il n’eût atteint le restaurant. Lorsqu’il fut à deux pas, Alain se glissa dans une ruelle et se défit de ses robes de mage. Il n’osait imaginer la réaction des communs à la vue d’une mécanicienne et d’un mage assis à discuter autour de la même table.