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Une mécanicienne et un mage travaillant ensemble. Si des communs assistaient à pareille scène…

Des nuages bas avaient couvert le ciel à mesure que l’après-midi tirait à sa fin. Alain n’était pas encore entré dans le restaurant qu’une pluie fine se mit à tomber. Crépitant sur les pavés anthracite et les murs de pierre grise de Dorcastel, elle ruissela en flaques dans les meurtrissures infligées au sol par des impacts d’armes lors des nombreux sièges qu’avait subis la ville.

Mari ne portait pas sa veste de mécanicienne. Elle avait dû décider, tout comme lui, de se faire la plus discrète possible. Alain s’approcha de la table à laquelle elle avait pris place, isolée dans un coin de la salle, à bonne distance des fenêtres, et s’inclina.

« Mon amie. »

Mari leva les yeux, une expression inquiète sur le visage, une main fusant vers son sac, dans ce qu’Alain identifia comme une tentative avortée de saisir son arme cachée. Puis elle sourit avec soulagement.

« Je suis sacrément à cran. On aurait pu s’attendre à ce que je reconnaisse une voix neutre qui m’appellerait “amie”, mais j’ai dû repousser un certain nombre d’avances des mâles de Dorcastel… Je n’avais jamais réalisé à quel point ma veste me protège des communs et les dissuade de m’aborder.

— Tu n’as pas l’habitude d’être abordée par des hommes ? » demanda Alain en s’asseyant en face d’elle.

La mécanicienne eut une mine contrite.

« Non. Je ne suis pas d’une beauté à couper le souffle et j’ai toujours été plus à l’aise en compagnie des machines que de la gent masculine. Et puis, je suis une… enfin, tu sais. Cela restreint le nombre d’hommes qui pourraient envisager de m’aborder.

— Qu’est-ce qu’une beauté à couper le souffle ?

— Eh bien, c’est une femme si attirante que les hommes ne peuvent s’empêcher de la regarder. Je sais que les mages femmes ne sont pas adeptes du… euh… maquillage, alors peut-être que tu n’as pas eu l’occasion d’en voir beaucoup. » Elle rougit légèrement, gênée, comme si elle craignait de l’avoir offensé. « Je ne dis pas que les mages femmes ne méritent pas qu’on les regarde, même si je ne l’ai jamais fait. »

Alain acquiesça, tandis que des souvenirs d’Asha affluaient.

« Je connais une telle femme. D’une beauté à couper le souffle.

— Oublie-moi, deux secondes.

— Je ne parlais pas de toi. »

Mari resta bouche bée pendant quelques instants, puis le rose de ses joues vira au cramoisi.

« Très bien. On va faire comme si je n’avais jamais dit ça.

— Pourquoi ?

— Parce que. L’important, c’est que, euh… la veste a tendance à repousser naturellement les hommes tels que ceux qui sont venus m’aborder ce soir.

— Il n’y a pas que la veste. Tu es intimidante, que tu la portes ou non. »

Elle rit.

« Très bien, cette fois je peux effectivement te dire de m’oublier deux secondes.

— Mais c’est vrai. »

Elle s’esclaffa de nouveau.

« Je suis bien moins intimidante que toi.

— Mes doyens ne voient pas les choses de cet œil. Ceux de Dorcastel, eux aussi, m’estiment trop jeune pour être compétent.

— Voilà quelque chose que nous avons toujours en commun. »

La bouche de Mari se déforma en un demi-sourire, une expression qu’Alain trouva fascinante. Elle n’avait jamais évoqué son apparence auparavant, mais maintenant qu’elle avait abordé le sujet, il se rendait compte à quel point il voulait la regarder.

« Je suis certaine que le superviseur de l’hôtel de Ringhmon a envoyé un message à mon propos par le train, reprit Mari, qui ignorait tout des pensées d’Alain. Ou grâce… aux arts de ma guilde. Cela n’a pas pris longtemps pour que de nombreux confrères commencent à se comporter avec moi comme si j’étais atteinte d’une grave maladie contagieuse. On dirait vraiment que les mécaniciens émérites redoutent que les autres membres n’attrapent je ne sais quoi à mon contact. Mais assez ruminé. Commandons à dîner et ensuite nous pourrons discuter. »

Pendant le repas, Alain observa Mari à la dérobée, ébahi par la multitude d’émotions et de sentiments qui la traversaient tandis qu’elle goûtait les plats devant elle, qu’elle parlait ou jetait un œil sur la ville par la fenêtre la plus proche.

« Ces mets sont bons », commenta-t-elle.

Alain scruta le contenu de son assiette.

« Que signifie “bon”, en matière de nourriture ? »

Sa remarque lui valut un regard où la surprise céda la place à la tristesse.

« On vous a privés de cela également ? C’est la saveur, la texture, tout ça. Ne les perçois-tu pas ?

— On nous a appris à manger rapidement sans prêter attention au goût. Car cela pourrait être une source de distraction. »

Mari se frotta le front, le nez dans son assiette de manière à ce qu’il ne pût voir son expression. Puis elle le considéra de nouveau.

« Laisse tomber. Enfin, si c’est important pour toi de ne pas prêter attention au goût du repas. »

Il réexamina son plat en essayant cette fois de sonder son aspect.

« Cela ne peut pas être une source de distraction plus grande que toi.

— Quoi ?

— Ce que je veux dire, c’est que si tu ne m’as pas déjà fait du mal, alors prêter attention à ce qui m’est servi ne devrait avoir aucun effet notable. »

Elle le dévisagea, son expression changeait bien trop vite pour qu’il pût en déchiffrer toutes les nuances.

« Je vais devoir pas mal réfléchir à ce que tu viens de dire avant de décider si c’est un compliment ou une rebuffade. »

Alain entreprit de savourer ses mets, s’attardant sur les arômes et les textures, et il raviva un sentiment de plaisir interdit dans l’acte de manger. À moins qu’il n’eût trouvé là un moyen de ne plus penser à Mari, à sa vision, ainsi qu’aux paroles et aux conseils de la doyenne.

Le dîner terminé, Mari se laissa aller contre le dossier de sa chaise avec un soupir de contentement, le regard fixé sur les gouttelettes d’eau qui tambourinaient contre la fenêtre et sur les pavés, dehors.

« Cette ville est une véritable forteresse. Pas étonnant qu’il y ait le mot “castel” dans son nom.

— Tu ne le savais pas ?

— Non. L’histoire n’est pas mon fort. Pourquoi cette cité est-elle aussi solidement fortifiée ?

— Dorcastel est le premier port digne de ce nom de la côte sud, à l’ouest de l’Empire. Depuis les marais de Ringhmon jusqu’ici s’étirent des falaises qui continuent au-delà de la ville, avant de se transformer en côte sauvage. Pour quiconque souhaite atteindre l’intérieur des terres, c’est un passage obligé. La vallée creusée par la rivière en amont de la cité donne un accès facile au cœur de la Fédération de Bakre et n’offre que peu de points de défense naturels. Aussi les fortifications de Dorcastel ont-elles toujours été d’une importance cruciale pour la Fédération. Et elles ont été maintes fois mises à l’épreuve par les légions impériales.

— Vraiment ? » Mari l’observait avec curiosité. « Tu en connais un rayon sur l’histoire, hein ? Je pensais que les ma… les personnes comme toi ne se préoccupaient pas du monde qui les entoure.