— En règle générale, c’est le cas. Une partie de mes connaissances, je les dois aux enseignements que j’ai reçus pour être en mesure de remplir des contrats avec les forces militaires des communs. Par ailleurs, la guilde des mages dispose d’archives relatives à tous les événements survenus dans cette illusion qu’est le monde. La plupart des membres de ma guilde ne prennent pas la peine d’étudier l’histoire. Mais je suis un peu différent.
— Ça, je l’ai bien remarqué. »
Elle lui sourit derechef. Quelque chose dans son expression obligea Alain à baisser les yeux, confus qu’il était de la manière dont ce regard faisait bouillir ses sentiments. Quand il put la dévisager à nouveau, Mari avait elle aussi détourné son attention, l’air soucieux.
« Ça ne va pas ?
— Si. Tout va bien, répondit-elle avec calme. Je peux garder le contrôle. De moi, s’entend.
— Le contrôle ?
— Je ne vais pas prendre la décision la plus importante de ma vie avant d’en savoir plus sur… ce problème que je dois résoudre. Laisse tomber. Tu parlais d’histoire. »
Mari suggérant de changer de sujet, Alain n’y trouva rien à redire.
« J’ai toujours été intéressé par l’histoire, et même l’enseignement qui m’a été dispensé n’a pas réussi à étancher ma soif de connaissances. Puisque ma guilde prétend que l’étude de l’illusion permet de l’altérer plus efficacement, j’ai pu en apprendre davantage avec l’accord de mes doyens.
— C’est chouette. » Son regard était toujours concentré ailleurs, sur la ville dehors. « C’est donc à cela que se résume l’histoire de Dorcastel ? Des gens qui ne cessent de l’attaquer ?
— L’Empire ne cesse de l’attaquer. Depuis des siècles, Dorcastel a résisté aux troupes d’élite que les dirigeants de l’Empire ont été capables de rassembler. » Il désigna la rue de l’autre côté de la fenêtre. « Il y a un monument là-bas, tout au bout de cette rue. Il marque le point culminant de l’avancée des troupes impériales. C’est à cet endroit que les légions ont été défaites et les soldats rejetés à la mer.
— C’est étrange de penser que cette rue a vu un jour couler le sang comme elle voit aujourd’hui couler l’eau de pluie. »
Mari frissonna, les yeux perdus sur les pavés luisants.
Alain battit des paupières à la vue de silhouettes de soldats fantomatiques qui remontaient l’artère en courant. Derrière venait une poignée de cavaliers qui devaient constituer l’arrière-garde, leurs chevaux titubant de fatigue. L’un d’eux portait une lance brisée. Avant que n’apparaissent les ennemis à leurs trousses, les images s’estompèrent et disparurent, ne laissant qu’un rideau de pluie dans la nuit. Était-ce le fruit de son imagination ? Était-ce la vision d’événements passés qui s’étaient joués dans cette rue ? Ou était-ce le don d’augure qui, une fois de plus, lui laissait entrapercevoir une bataille future ?
Une bataille future. Le choc des armées.
« Il y a un sujet que nous devons aborder.
— Je sais. Nous devrions nous mettre au travail. Es-tu autorisé à me dire si ta guilde est vraiment innocente dans cette affaire de dragons ?
— Ça n’a rien à voir avec les dragons. Il s’agit de quelque chose qui… ne doit pas être partagé. Cela doit rester entre toi et moi. »
Elle le regarda et il lut un autre genre d’inquiétude dans ses yeux.
« Alain, je n’ai pas besoin… nous n’avons pas besoin… de conversations privées qui nous concerneraient.
— Mais c’est quelque chose que tu dois savoir. C’est très important. C’est à propos de l’avenir.
— Alain, dit Mari en levant les mains ouvertes, paumes vers lui. Je sais ce dont tu veux me parler, et je ne pense pas que nous devrions l’évoquer. »
Elle avait peur. Alain le voyait. Pas de lui, mais d’autre chose.
« Tu sais ?
— Oui, Alain. Je sais. Et j’essaie de gérer ce que je sais. N’en parlons pas, tu veux bien ? Je sais tout ce qu’il faut que je sache, et ce que je ne sais pas, je suis en train de l’apprendre. Si… s’il y a quelque chose dont nous avons besoin de parler à propos de… toi, moi et l’avenir, je veux être celle qui abordera le sujet. Est-ce que tu veux bien accepter cela ? »
Alain hocha la tête. Il n’avait aucune idée de la manière dont Mari avait eu vent du rôle qu’elle aurait à jouer dans le futur, mais peut-être avait-elle reçu des visions, elle aussi.
« Oui.
— Bien. » Elle laissa échapper un soupir de soulagement. « Et maintenant, les dragons. Qu’as-tu appris ?
— Il ne subsiste aucun doute dans mon esprit sur le fait que ma guilde est abasourdie par la tournure des événements. Abasourdie et contrariée. Car nous aurions dû être en mesure d’éliminer ce danger rapidement. Trouver un moyen de faire cesser ces attaques serait un grand service rendu à ma guilde. »
Elle le regarda par-dessus le rebord de son verre.
« Ta guilde essaie réellement de mettre un terme à ce qui se passe, quelle qu’en soit la nature ?
— Oui, même s’ils considèrent que mes compétences ne leur seront d’aucune utilité dans cette affaire.
— Les imbéciles », murmura Mari. Elle but son reste de vin.
« Une doyenne me l’a d’ailleurs dit plutôt amicalement. Amicalement pour une doyenne, s’entend. Elle m’a confié beaucoup de choses, et m’a même donné un certain nombre d’explications à propos de ce dont tu ne veux pas que nous parlions.
— Vraiment ? »
Mari rit de bon cœur. Cette cascade cristalline éveilla en Alain des sensations agréables, même s’il était incapable de comprendre pourquoi la jeune femme réagissait ainsi à ses paroles.
« J’imagine que cela m’évite d’avoir à le faire. Très bien, alors. »
Elle se réinstalla confortablement, le regard dans le vague juste au-dessus de la tête d’Alain.
« Je n’arrive pas à croire que je suis en train de faire quelque chose qui va complètement à l’encontre de tout ce qu’on m’a enseigné. Pourtant, j’ai décidé d’aborder cette histoire de dragons comme si c’était un problème scientifique. » Elle plongea ses yeux dans les siens. « C’est toi qui es responsable de ça, tu sais ? J’allais balayer tout ce qui concerne les dragons d’un revers de main, mais grâce à toi j’ai compris que je devais suivre les mêmes règles pour traiter les informations relatives à ces créatures que celles que j’utilise pour analyser les choses auxquelles je crois. Donc, reprenons. Tu as indiqué sur la plage que ces dragons ne se comportaient pas comme ils le devraient. Est-ce toujours ce que tu penses ?
— Oui. Tous les membres de ma guilde avec qui j’en ai parlé sont d’accord. C’est d’ailleurs l’une des causes de leur contrariété.
— Et selon ce que tu m’as dit, si des dragons terrorisaient Dorcastel, ta guilde aurait déjà dû régler le problème.
— C’est vrai également. C’est une contradiction, une incohérence. »
Mari fit glisser ses mains sur la table et regarda l’espace vide entre elles, comme si une réponse y était inscrite.
« Résumons : ce qui est à l’origine de ces événements n’agit pas comme un dragon et n’a pas pu être arrêté par des gens capables d’arrêter des dragons. Cela ne peut avoir qu’une seule explication. Ce qui se cache derrière tout ça n’est pas un dragon. »
Alain la dévisagea bouche bée.
« Comment le sais-tu ?
— Si cela n’agit pas comme un dragon et ne peut être débusqué par des individus qui s’y connaissent en dragons, pourquoi est-ce que tout le monde devrait penser que c’en est un ?
— Parce que… » Il se gratta la tête. « Cela ne m’a même pas traversé l’esprit. D’après ce que j’ai appris, tout ce que nous voyons est faux, donc une incohérence n’a aucune importance. Elle n’est que le reflet d’un dysfonctionnement de mes perceptions. Les règles qui président à l’illusion demeurent, quant à elles, inchangées.