— Cela n’a pas non plus effleuré l’esprit des membres de ma guilde. » Mari eut un geste rageur. « Il y a aussi des tas de gens dans ma guilde qui préfèrent occulter les incohérences gênantes, et eux n’ont pas l’excuse d’avoir été formés à ignorer les faits. Pas officiellement, en tout cas. Ils sont obnubilés par l’idée que les mages sont derrière tout ça et ils concentrent donc tous leurs efforts pour trouver la manière dont ces derniers procèdent, ainsi que des preuves susceptibles de les incriminer.
— Cependant, tout comme dans le cas des mages qui cherchent des dragons, si les mécaniciens se mettent à chercher des choses qui n’existent pas, ils ne les trouveront jamais malgré tous leurs efforts.
— Exactement ! » Elle lui adressa un large sourire. « Ma parole, on dirait que tu m’écoutes.
— Bien sûr que je t’écoute. Tes paroles et tes idées m’intéressent toujours.
— C’est vrai ? »
L’expression de Mari changea, ses yeux s’écarquillèrent, puis elle baissa rapidement la tête en dissimulant son visage d’une main.
« Impossible qu’il n’y ait pas de défaut, l’entendit-il murmurer dans un souffle.
— Ça ne va de nouveau pas ? » s’enquit Alain.
Mari continuait à dissimuler son regard.
« Je débloque. Des gens m’ont traitée de folle avant ça, mais là je commence à me demander s’ils n’avaient pas raison. Je… ressens… pense… quelque chose qu’aucun mécanicien sain d’esprit ne devrait ressentir ou penser. Et plus je pense à cette chose, plus je sais qu’elle est parfaitement impossible. Mais je ne cesse d’y penser. Et même si je t’ai dit que je ne souhaitais pas en parler, voilà que je mets moi-même le sujet sur le tapis. Peut-être que je suis vraiment folle.
— À mes yeux, tu n’es pas plus étrange qu’un autre membre de ta guilde. »
Alain attendit que se terminât un nouvel accès d’hilarité étouffée de la mécanicienne. Quand elle se remit suffisamment pour pouvoir s’exprimer, elle s’efforça de le tancer d’un œil sévère.
« Il faut que tu modifies ta manière de parler. Que tu y mettes du sentiment.
— En présence de mages, je ne peux pas parler d’une autre manière que celle dictée par mon instruction. M’y risquer serait inacceptable. Il serait néanmoins intéressant de voir si je peux laisser transparaître certaines émotions dans ma voix quand je suis en présence de tierces personnes, de voir si je peux manipuler l’illusion en ce sens. Cela, je veux bien l’essayer, si tel est ton souhait.
— Si tel est mon souhait ? » Elle regarda par la fenêtre. « Je veux que tu fasses des choses et tu te mets à vouloir les faire. Tu as pourtant assez de force de caractère pour poser des limites et ne pas simplement te courber dans le sens du vent que je souffle dans ta direction. Est-ce que tu existes réellement ?
— Rien n’est…
— Je sais. Inutile de le répéter. De quoi parlions-nous ?
— De tes souhaits ? Et de quelque chose à mon sujet que je n’ai pas compris.
— Non. Tout ça, ce sont les choses dont nous n’avons pas besoin de discuter. Avant ça.
— Des gens qui te pensaient folle ?
— Encore avant. »
Alain se concentra.
« De tes idées. Du fait de les écouter.
— C’est ça. » Mari avait recommencé à scruter la rue. « Les mécaniciens qui m’écoutent me disent que je dois convaincre les mécaniciens émérites. Mais ces derniers déclarent qu’ils sont bien trop occupés pour discuter avec moi. J’ai réussi à en coincer quelques-uns assez longtemps pour esquisser mon idée, mais tous n’ont que vaguement tendu l’oreille, avec leurs satanés airs de complaisance, puis ils m’ont tapoté la tête – c’est une métaphore – en me disant en gros d’aller voir ailleurs, de continuer à faire mumuse comme une gentille petite fille et de les laisser tranquilles. Certains m’ont même – métaphore, à nouveau – balancé une bonne baffe en m’ordonnant de la boucler et de leur fiche la paix. On m’avait soi-disant envoyé à Dorcastel en urgence pour un contrat, mais il n’y a pas de travail pour moi ici. Quoi qu’il en soit, je ne vais pas rester les bras croisés. »
Alain regarda à son tour la pluie tomber pendant quelque temps.
« Mes doyens refusent de m’écouter, tout comme les tiens refusent de t’écouter. Nous ne pouvons leur avouer détenir des informations importantes transmises par un membre de l’autre guilde. Comment procéder ? Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire en nous basant sur l’idée que tu as eue ? »
Les yeux de la mécanicienne s’illuminèrent.
« Nous ? Est-ce que tu m’aiderais ?
— Pourquoi penses-tu nécessaire de le demander ? Les amis sont là pour aider. Tu as dit qu’il fallait toujours aider les autres, même si ce n’étaient pas des amis. Et nous, nous le sommes. »
Alain ne mentionna pas l’autre raison pour laquelle elle aurait besoin d’être protégée, mais il était superflu qu’il le fasse, puisque Mari avait déclaré tout savoir à ce sujet et que la doyenne lui avait enjoint de ne jamais en parler.
« Oui. Ça aussi, tu l’as entendu. » Mari s’interrompit et l’observa longuement. « Je venais de me rappeler notre périple à travers la Désolation, quand dire “nous” sonnait étrangement. C’était bien toi, et pourtant tu sembles différent à présent.
— Je le suis. Toi non plus, tu n’es plus tout à fait la mécanicienne que j’ai rencontrée alors.
— Vraiment ? Qu’est-ce qui a changé ?
— À ce moment-là, dit-il après quelques instants de réflexion, tes principales inquiétudes concernaient les bandits et moi. Désormais, elles sont ailleurs. »
Mari le regarda dans les yeux en se mordant la lèvre, puis elle hocha la tête.
« Tu as raison. Mais je me dis que si nous parvenons à dénouer cette histoire de dragons, les choses reviendront peut-être à la normale. » Elle prononça ces mots d’une voix toutefois plus soucieuse que convaincue. « En partant de l’hypothèse que ce dont nous avons entendu parler n’est pas lié aux dragons, existe-t-il d’autres, euh… comment les appelles-tu ?
— Des invocations ?
— Oui. Existe-t-il d’autres invocations qui seraient capables de ça ? »
Alain réfléchit à la question.
« Entends-tu par là une invocation capable de faire des dégâts considérables, d’exiger des rançons, d’agir de son propre chef et de ne pas être détectée ou détruite par les ressources dont dispose la guilde des mages de cette ville ?
— Exactement.
— Non.
— Est-ce que tu peux envisager une explication de mage à ces événements ?
— Des mages sombres ? Non. Ma guilde les suspecte également, mais comme me l’a rappelé une doyenne d’une grande sagesse, les sorts des mages sombres sont détectables, tout comme le sont ceux des mages de la guilde. Leurs dragons ne peuvent en aucun cas différer des nôtres. Si des mages de quelque nature que ce soit étaient impliqués, ma guilde aurait résolu le problème depuis longtemps. »
Mari laissa échapper un bref rire sans joie.
« On pourrait s’attendre à ce qu’ils finissent par se demander s’ils ne se mettent pas le doigt dans l’œil. » Ses lèvres se recourbèrent ; cette fois sa moue se fit pensive et Alain songea qu’il ne l’avait jamais trouvée aussi fascinante. « Si nous partons du postulat que les dragons sont exclus, cela veut dire que nous devons comprendre ce qui est responsable de toute cette affaire. Ou qui en est responsable. » Elle eut un mouvement de frustration. « Il y a trop de secrets, et je ne parviens pas à me défaire de l’intuition que certains sont vraiment dangereux.