— Les périls sont nombreux, acquiesça Alain, persuadé qu’elle faisait référence aux visions de la tempête menaçante. Mais pour l’heure, je ne vois aucun danger spécifique dont tu serais la cible.
— Eh bien, moi non plus. Pour le moment, répondit Mari en regardant tout autour d’elle.
— Non, je faisais allusion à mon don d’augure.
— Ton… Ah, ouais… J’ai beaucoup de mal à l’accepter, celui-là. Pour tes autres pouvoirs, je dispose de points de comparaison dans le domaine des mécaniciens. Mais voir le futur ? Est-ce bien réel ?
— Rien n’est…
— Arrête ! Je veux dire, est-ce que ça te prévient réellement d’un danger ?
— Parfois, oui. Il est difficile de s’y fier. Aucun membre circonspect de ma guilde n’y accorde foi. Les doyens en découragent l’usage, mais ce don va et vient selon ses propres règles et, contrairement aux autres sorts, on ne peut y recourir à sa guise. Certains doyens m’ont dit cependant qu’il pouvait être très important. » Il la regarda droit dans les yeux. « Les visions de ce qui pourrait advenir s’avèrent quelquefois essentielles. Tu sais cela.
— Je… Quoi ? Tu parles d’estimations ? Comme pour la météo ?
— Qu’est-ce que la météo ?
— C’est la prévision du temps qu’il va faire. Par exemple, prédire quand une tempête va arriver. Est-ce de cela que tu parles ?
— Oui, répondit Alain, désormais certain que Mari connaissait la prophétie et son rôle au sein de celle-ci.
— Je n’en sais pas assez », lâcha-t-elle, une expression d’obstination et de défi sur la figure. Mais avec ton aide, j’apprendrai ce que j’ai besoin de savoir. » Elle se leva soudain et jeta une pièce sur la table. « Cela devrait suffire pour notre dîner, tant que ça ne te dérange pas que je paie.
— Tu paies ?
— J’ai entendu dire que les mages… Alain, quand tu es avec moi, nous payons ce que nous devons. D’accord ?
— D’accord.
— Maintenant, il me faut plus de données pour résoudre ce problème. Viens. Nous devons examiner le maximum d’endroits ravagés par les dragons. »
Alain se mit lentement debout.
« Sous la pluie ? Dans la nuit ? Les éléments ne vont-ils pas te gêner dans ton travail ? »
Mari le dévisagea d’un œil interloqué, puis regarda par la fenêtre.
« Ah. Ouais. Peut-être devrions-nous attendre demain matin. Es-tu disponible ?
— Oui, malheureusement, puisque mes doyens considèrent que je ne suis actuellement bon à rien d’autre qu’étudier. »
Elle lui lança un regard plein de sympathie, tendit brusquement la main et lui serra le poignet. Puis, au lieu de la retirer, elle la laissa posée sur son bras et Alain se rendit compte après quelques instants qu’ils avaient tous deux les yeux rivés sur ce point de contact.
Elle ôta sa main doucement, les traits marqués par l’inquiétude.
« Alain… non. Cela ne se passe pas comme je l’avais imaginé. Es-tu certain de vouloir que nous travaillions ensemble ? »
Incapable de déterminer grâce aux intonations de sa voix et aux expressions sur son visage ce qu’elle souhaitait entendre, il se contenta de répondre en fonction de ses propres sentiments.
« Oui. »
Mari demeura silencieuse.
« Moi aussi, finit-elle par lâcher. Très bien, alors. Demain matin, nous nous emploierons à démontrer que nos “doyens” respectifs ont tort. »
Ils s’arrêtèrent dans l’embrasure de la porte pour regarder l’averse.
« Je présume qu’il n’existe pas de… euh… sortilège qui puisse garder quelqu’un au sec sous la pluie, n’est-ce pas ? »
La question le surprit. Mais elle n’avait, il est vrai, aucun moyen de le savoir.
« Non. Un mage doit se concentrer sur la partie de l’illusion du monde qu’il souhaite altérer. » Alain balaya d’un geste l’espace devant eux. « Cela reviendrait à se concentrer séparément sur chacune des gouttes qui tombent sur toi. C’est possible, mais très difficile.
— Et moi qui pensais que le calcul avancé était à s’arracher les cheveux… Donc, tu ne peux pas arrêter une tempête. »
Que Mari demandât à être rassurée sur ce point n’avait rien d’étonnant.
« J’ai dit que ce serait difficile. Pas impossible. Ce doit être possible.
— Difficile n’est pas la même chose qu’impossible. Je te l’accorde. Néanmoins, les mages ont la réputation de pouvoir provoquer des orages.
— Ce n’est pas vrai. Je n’ai jamais entendu parler de mages capables de créer une tempête comme celle-là. Tout comme je n’ai jamais entendu parler d’un mage qui aurait essayé d’arrêter la pluie ou la neige. Pourquoi un mage ferait-il cela ? Nous ne sommes pas censés nous soucier de la pluie, du froid ou de toute autre forme d’adversité. Tout cela n’est qu’illusion.
— Je n’aurais pas fait un très bon mage. On se voit demain. Où veux-tu que nous nous retrouvions ?
— Je te retrouverai où que tu sois.
— C’est vrai ? C’est ton truc de fil ? Est-il toujours là ?
— Oui. Et non. »
Elle baissa les yeux et s’observa, visiblement inquiète.
« Est-ce moi qui en suis à l’origine ?
— Du fil ? Je ne sais pas. Il est et il n’est pas. Et il perdure.
— Une sorte de nombre imaginaire. Non, un nombre irrationnel. La comparaison est plus appropriée, je suppose. » Mari semblait s’adresser davantage à elle-même qu’à lui. « Est-il affecté par la distance ? Je veux dire, est-il toujours identique, que nous soyons proches ou éloignés l’un de l’autre ?
— Plus la distance qui nous sépare est grande, plus il devient ténu. Je pense que si nous étions très éloignés l’un de l’autre, il serait si fin que je ne pourrais plus le sentir.
— Mais serait-il toujours présent ?
— Je crois, oui. Je ne sais pas si une distance trop importante serait susceptible de le briser. C’est possible. Une chose qui n’existe pas peut-elle être brisée ? Voilà une question intéressante.
— Le genre de question à rendre un ingénieur marteau. » Mari parut préoccupée, puis elle secoua la tête, pivota vers lui et plongea ses yeux dans les siens. « Eh bien… bonne nuit. Sois prudent. »
L’inquiétude qui imprégnait sa voix lui était, cette fois, bel et bien destinée. Avec un signe de la main, elle s’élança sous la pluie, attrapa sa veste de mécanicienne dans son sac et l’enfila tout en courant. Alain la regarda disparaître de son champ de vision, mais le fil était toujours là, tel un guide invisible capable de le conduire jusqu’à elle.
Chapitre 14
Mari avait passé l’essentiel de la nuit à tourner et virer dans son lit, se demandant si elle ne ferait pas mieux de quitter la ville le lendemain par le premier train.
Qu’est-ce que tu fabriques, ma fille ?
Tu dois cesser de voir ce garçon, pour son bien et pour le tien. C’est un mage. Au cas où tu l’aurais oublié. Qu’un mécanicien vienne à apprendre que je le vois, et je suis morte. Pas littéralement, j’imagine, mais pas loin. Si les membres de ma guilde savaient ce que je ressens pour lui… Qu’y a-t-il de pire que la mort ? Il doit bien exister quelque chose. Je suis certaine que les mécaniciens émérites ont résolu ce problème, et c’est comme ça que je finirai s’ils découvrent quoi que ce soit à propos d’Alain.
Qu’est-ce qu’il me trouve ? Pourquoi est-ce que je l’apprécie autant ? Tout ça n’a aucun sens. Rien ne fait sens. Cela n’a pas l’air d’inquiéter Alain. Rien ne semble l’inquiéter parce qu’il ne dévoile jamais ses sentiments. Mais moi, je suis plus habituée aux équations et aux appareils qui se comportent toujours de la même manière, rassurante et prévisible. Pas à des fils qui ne sont pas là, même quand ils le sont. Il a dit que si je m’éloignais assez de lui, le fil deviendrait trop ténu pour qu’il puisse me retrouver. Peut-être. Ne serait-ce pas lui rendre service que de le faire ?