Il voulait aborder le sujet, la nuit dernière. Il voulait parler de lui, de moi, et de l’avenir. Cela aurait été vraiment très embarrassant. Même moi, j’ai pu voir à quel point il était tendu en s’engageant sur ce terrain. Au moins, il m’a écoutée lorsque je lui ai indiqué que ce n’était pas le bon moment. Ce n’est pas facile de savoir ce qu’Alain pense, mais ce qu’il voulait me dire avait forcément trait à notre relation, qu’il souhaiterait voir devenir plus sérieuse. Pourquoi a-t-il parlé de moi à une doyenne ? Je suis sûre qu’il ne lui a pas révélé que j’étais mécanicienne, mais tout de même…
Quel sort attendrait Alain si les pairs de cette femme apprenaient qu’il me voit ? Voilà qui est encore plus terrifiant. Ces doyens torturent leurs apprentis… il me semble que le terme utilisé par Alain est « acolytes ». Que feraient-ils à un mage qui est… quels sont ses sentiments pour moi ? Il a parlé d’amour une fois, mais il n’a pas la moindre idée de ce que c’est. Comment évoquer avec lui ses sentiments ? Comment lui expliquer que… par les étoiles ! Que j’ai de l’affection pour lui. Non. N’y pense même pas. Je ne veux pas qu’il lui arrive quoi que ce soit à cause de moi. Je ne veux pas qu’il arrive quoi que ce soit à qui que ce soit à cause de moi, et surtout pas à lui.
Tout est sens dessus dessous. Talis ayant été renvoyé à Ringhmon, je ne peux faire confiance à aucun des mécaniciens. Cela ne me laisse personne d’autre qu’Alain. Si seulement certains des mécaniciens avec qui j’ai fait mes classes étaient là. Comme Alli, par exemple. Cela remonte à des années. Pourquoi a-t-elle arrêté de m’écrire ? Est-elle encore mon amie ? Je sais pertinemment ce qu’elle me dirait au sujet d’Alain. « Prends tes jambes à ton cou, Mari ! Cours aussi vite que tu peux ! Tu m’as promis que tu ne te mettrais qu’avec le bon ! » Mais, Alli, j’ai bien l’impression que c’est le bon.
Concentre-toi, Mari. Je n’ai qu’un moyen de m’en sortir avec mes confrères mécaniciens. Si je parviens à résoudre le problème des dragons, je leur prouverai mes aptitudes et ma loyauté, et alors les mécaniciens de Dorcastel m’écouteront. Il doit y avoir des tas de mécaniciens honorables ici, des gens comme Talis. Peut-être m’expliqueront-ils des choses, une fois qu’ils auront confiance en moi. Même les mécaniciens émérites devront m’écouter, si je sors la guilde de ce mauvais pas. Et la seule personne qui m’aidera à résoudre l’affaire des dragons, c’est Alain. Je vais gagner la confiance de mes confrères mécaniciens en travaillant avec un mage.
Ça paraît complètement insensé, même pour moi.
Qu’est-ce que tu fabriques, ma fille ?
Tu dois cesser de voir ce garçon, pour son bien et pour le tien…
Mari était assise au pied d’un des remparts de Dorcastel. Le soleil levant brillait à travers les brumes matinales. Elle se savait l’air hagard par manque de sommeil et son petit-déjeuner formait une boule compacte dans son estomac. Sa veste de mécanicienne et son pistolet étaient dissimulés dans son sac. Considérant que toute tentative d’investigation officielle se solderait inévitablement par un ordre des mécaniciens émérites l’enjoignant à vider les lieux, elle avait décidé de mener l’opération clandestinement : un commun de plus auquel les mécaniciens ne prêteraient aucune attention.
Alain avait prétendu qu’il saurait la trouver. Voilà qui démontrerait la véracité ou non de ses affirmations. Son bon sens, qui selon toute apparence l’avait abandonnée, soufflait à Mari qu’il serait préférable que le mage ne se montrât pas. Préférable pour elle et certainement pour lui.
Pourtant, quand il fit son apparition, elle ne put réprimer un sourire de joie. Le mage était, lui aussi, vêtu comme un commun et portait également un sac contenant sans aucun doute ses robes.
« Bonjour », lui dit-elle, soudainement rassérénée.
Il lui répondit par un hochement de tête et un coin de ses lèvres eut comme un tressautement. Était-ce une esquisse de sourire ?
« J’imagine que le fil ne s’est pas rompu, ajouta-t-elle.
— Non. C’est assez remarquable, n’est-ce pas ? » glissa Alain d’une voix neutre. Il fit une pause et s’efforça de reprendre avec plus d’emphase : « Non, il ne s’est pas rompu.
— Parfait. » Mari brandit un morceau de papier. « J’ai la liste des endroits que nous devons inspecter. Il faudra marcher un peu pour rallier le bon quartier, mais au moins nous n’aurons pas à grimper. » Elle pointa le doigt devant eux, là où la ville de Dorcastel descendait vers la mer en terrasses successives de rues et de murs d’enceinte. « Tous les lieux concernés se trouvent à proximité du port. »
Ils se faufilèrent laborieusement dans des artères bondées, obligés de gérer le problème inhabituel des badauds qui ne s’écartaient pas du chemin d’une mécanicienne ou d’un mage, car personne ne se préoccupait de deux communs. Des chariots et des calèches les dépassaient dans un bruit de ferraille, les chevaux et les mules qui les tiraient devenant un obstacle de plus sur leur route ; les marchands ambulants les apostrophaient, éructant leurs offres avec une agressivité à laquelle Mari n’était pas accoutumée. Elle se contenta de les ignorer, ne sachant de quelle manière un commun réagirait et ne voulant pas se trahir. Elle n’adressa pas la parole à Alain non plus, de crainte que sa voix atone ne le désignât comme mage. Mais au fil de leur progression, elle vit des communs les gratifier de regards entendus ou compatissants. Quelle mouche les piquait donc ?
Elle jeta un coup d’œil rapide sur le visage impassible d’Alain, qui marchait à ses côtés. Elle savait qu’elle avait l’air fatiguée et sans doute soucieuse et… Par les étoiles ! Ces gens pensent qu’Alain et moi formons un couple et que nous venons de nous disputer violemment. Elle sentit le sang lui monter aux joues. Il faut que j’apprenne à ce garçon à modifier ses expressions. Pas uniquement vocales, mais aussi faciales. Je dois mener les deux projets de front.
Planifier ces actions eut au moins le mérite de la distraire jusqu’à leur arrivée sur le port.
Mari consulta sa carte, puis conduisit Alain le long du front de mer vers une série d’appontements que masquaient des entrepôts. Ils s’arrêtèrent à la vue d’un tablier en bois sur pilotis, arraché et déformé sur une section entière. Les manutentionnaires et les marins qui passaient par là lorgnaient les débris d’un œil intrigué ou inquiet. Un homme entre deux âges se tenait en faction, vêtu d’une vieille cotte de mailles encore vaillante qui le serrait au niveau de la panse, signe que l’intéressé prenait la bonne chère très au sérieux. Une dague et un gourdin pendaient à sa ceinture, en tout aussi bon état que le reste de son attirail. Mari l’aborda avec son plus beau sourire, en essayant de se persuader qu’il s’agissait d’un autre mécanicien pour s’empêcher de lui donner des ordres.
« Est-ce que cela pose un problème, si nous regardons ces trucs ? »
Le garde les invita d’un geste à s’avancer vers les décombres.
« Zieutez tout votre saoul. Je suis là seulement pour éviter qu’un idiot avec la tête dans les nuages n’aille tomber dans un trou sur l’appontement. Mais y a pas grand-chose à voir. Pas de dragons dans l’coin. S’ils y étaient, j’y s’rons pas ! »