Le commun éclata de rire à sa propre blague.
Mari sourit avec obligeance et le remercia d’un hochement de tête. Alain et elle s’approchèrent de la zone endommagée.
« Pas de doute possible, quelque chose ou quelqu’un doté d’une grande force a sévi par ici. »
Le mage se pencha pour observer le bois disloqué.
« C’est identique à ce que nous avons vu sur la plage. Ces madriers ont été arrachés et brisés. »
Il désigna du doigt les marques qui semblaient avoir été imprimées par des griffes titanesques.
« Ne serait-il pas logique de supposer que la créature capable de faire de tels dégâts soit vraiment immense ? demanda Mari. Penses-tu que quelqu’un a pu la voir ?
— Personne l’a vue », laissa tomber le garde.
Il s’était rapproché et posté près d’eux.
Cette familiarité surprit Mari, habituée à la déférence des communs envers les mécaniciens dont ils fuyaient également le contact. Mais elle réussit à masquer sa réaction et à paraître intéressée par les paroles du vigile.
« Les entrepôts bouchent la vue, poursuivit ce dernier, en pointant le bâtiment de la main. Mais ils l’ont entendu, ça oui… et par-dessus l’vacarme de bois fracassé, en plus. Ça sifflait et ça gémissait comme un monstre.
— Ça sifflait ? s’enquit Alain.
— Ouais. Tu t’sens bien, mon gars ? Y a plus d’quoi avoir peur ici. Enfin bref, ça sifflait pas mal. Ces dragons, c’est comme de gros serpents, pas vrai ? »
Alain indiqua par gestes qu’il ignorait tout du sujet.
« Alors, c’est ça qu’ils sont ?
— Eh ben, j’suis pas mage, mais c’est l’bruit qui court. » Le garde sourit de toutes ses dents. « Bien sûr, si je s’rais mage, vous pourriez pas croire c’que j’vous dirais, pas vrai ?
— Non, je ne le pourrais pas, acquiesça Alain avec un sérieux imperturbable.
— Excusez-moi, intervint Mari pour détourner la conversation avant que le garde ne comprît la raison du manque d’expressivité chez Alain. Avez-vous vu des mécaniciens dans le coin ? »
Le vigile réfléchit en se grattant la tête.
« Un ou deux, j’pense. Peu après qu’c’est arrivé. Ils ont un peu zieuté ici et là et ils sont repartis. Comme si c’étaient pas leurs affaires, voyez ?
— N’ont-ils rien dit ? Posé aucune question ?
— Les mécaniciens ? Tailler une bavette avec ceux d’notre espèce ? »
Il s’esclaffa.
Mari espéra ne pas avoir l’air trop incommodée par le franc-parler du garde.
« Ils ont peut-être donné des ordres.
— Des ordres ? Nan. Comme j’ai dit, ils ont fait genre qu’c’était pas leurs oignons. J’imagine qu’ils sont ravis qu’ça chauffe pour les miches des mages. Pourquoi qu’ils iraient s’inquiéter que vous ou moi on tombe nez à nez avec un dragon ou qu’on perde not’ boulot parce que l’port est bouclé ? »
Mari parvint à garder une voix calme et posée.
« Les mécaniciens gagnent beaucoup d’argent grâce au commerce à Dorcastel. J’ai entendu dire qu’ils n’étaient pas très contents que le port soit fermé.
— Ah ouais ? Difficile à savoir, vu que, quand ils me zieutent, ils le font toujours de haut et j’pense pas qu’ils se soucient plus de moi qu’un mage. Voyez c’que j’veux dire ?
— Oui, déclara Mari après un moment de silence. Je sais exactement ce que ça fait d’être regardée de haut. Merci pour toutes ces informations.
— Pas de problème. Ça fait passer l’temps », répondit le commun avec un autre sourire.
Alors qu’ils s’en allaient, Alain se retourna une dernière fois vers le garde.
« Des sifflements ? Êtes-vous sûr qu’il y avait des sifflements ?
— On les entendait clairement, mon gars. Tu devrais p’têt’ t’allonger un peu. On dirait que tu couves quelq’ chose. T’as l’air aussi blafard qu’un mage.
— Allez, viens ! » Mari saisit Alain par le bras et le força à s’éloigner du vigile. « Qu’est-ce qui t’a pris d’insister comme ça ? souffla-t-elle tandis qu’ils quittaient les pontons. À propos des sifflements…
— Les dragons ne sifflent pas.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Ils ne sifflent pas. » Le mage écarta les bras comme s’il mimait une créature gigantesque. « Ils n’ont rien de commun avec les serpents. Ils ont des écailles, mais autrement…
— Les sifflements, le coupa Mari. Qu’est-ce que tu disais à propos des sifflements ?
— Ils ne sifflent pas. J’ai approché deux dragons, et le bruit de leur respiration correspond en tout point à celui qu’on peut attendre de n’importe quelle créature imposante. Une sorte de grondement et le mugissement du vent qui entre et sort de leur gorge. »
Elle fronça les sourcils.
« Est-ce qu’un dragon sifflerait lors d’un dur labeur ? S’il se surpassait ?
— Non. Quand ils fournissent un effort, ils ont besoin d’encore plus d’air. Je sais que ta créature locomotive siffle de temps en temps, mais connais-tu d’autres animaux qui respirent entre leurs dents alors qu’ils ont besoin d’un surplus d’air ?
— Comment sais-tu tout ça sur les animaux ? »
Le mage baissa les yeux et les verrouilla sur les pavés.
« La ferme où j’ai vécu, petit. Les souvenirs ont commencé à me revenir ces derniers temps.
— C’est vrai ? As-tu une idée de… »
Il évita ostensiblement de la regarder à cet instant précis.
« Oh. » Les souvenirs lui reviennent depuis qu’il m’a rencontrée. Change de sujet, Mari. « Allons voir les autres sites que j’ai répertoriés. »
Tandis qu’elle le conduisait vers un deuxième lieu endommagé par les dragons, Mari se creusa la tête pour trouver un sujet de conversation susceptible de distraire Alain.
« Hum, tu sais, si j’avais porté ma veste, ce garde ne nous aurait pas parlé, sauf si je l’avais interrogé, et il n’aurait probablement pas mentionné les sifflements. »
Alain opina.
« Quand nous étions acolytes, on nous a enseigné qu’inspirer la peur peut se révéler utile, mais que cela peut également engendrer des problèmes.
— Je me demande quelle quantité de problèmes.
— Tu es capable de travailler avec des communs.
— Oui, j’imagine.
— Et des mages.
— Un mage. C’est inhabituel, je sais, mais puisque ça marche, pourquoi pas ? Je veux être maîtresse de mes actes. Ce qu’il y a de plus contraignant dans ma guilde, ce sont les nombreuses règles et restrictions, et aussi les gens qui me disent ce que je dois faire. Certaines de ces règles sont sensées. Il est aisé de comprendre leur bien-fondé. Mais beaucoup d’autres donnent l’impression d’avoir été inventées uniquement parce que quelqu’un voulait avoir la mainmise sur les mécaniciens d’un rang inférieur. Et pourtant, notre vie est bien plus facile que celle de n’importe quel commun. Qu’aurais-je ressenti si j’avais grandi en personne du commun ? Sans aucun pouvoir, aucun contrôle sur quoi que ce soit, juste un pion dans les jeux des grandes guildes.
— Tu ne pourrais, j’en doute fort, supporter pareilles conditions de vie.
— J’en doute, moi aussi. » La question qui suivit quitta ses lèvres avant même qu’elle prît conscience de ce qu’elle était en train de dire. « Pourquoi est-ce que je contribue à forcer des gens à vivre une vie que je n’accepterais pas ? »
Le mage ne répondit pas, il semblait perdu dans ses propres pensées. Mais elle n’avait pas la réponse à cette question, elle non plus. D’autant moins qu’elle était horrifiée d’avoir proféré de telles paroles. Si sa guilde venait à l’apprendre…