Mari avait recouvré son calme lorsqu’ils arrivèrent dans une autre zone isolée du port où une partie d’un quai de déchargement avait été haché menu. Plus loin, un petit vraquier destiné au cabotage, de ceux dont l’équipage dormait sur la terre ferme, avait été échoué et gisait à côté de l’appontement auquel il était amarré.
En se renseignant aux alentours, Mari apprit que la coque de l’embarcation qui faisait face à la mer avait été éventrée.
Plus loin encore, un entrepôt construit au bord de l’eau avait vu un de ses murs partiellement démoli, briques et gravats en tout genre s’entassaient désormais à l’intérieur.
Quand ils eurent terminé l’examen de l’entrepôt, le soleil avait commencé sa descente. Ils s’arrêtèrent devant une petite charrette à bras pour acheter des victuailles et s’installèrent sur des bollards qui bordaient les quais. Les eaux du port clapotaient sous leurs pieds dans un va-et-vient incessant, berçant les ordures qui flottaient contre les pilotis. Les yeux rivés sur l’onde, que la saleté rendait opaque, Mari ne pouvait percer les mystères recelés dans les profondeurs.
La mécanicienne mangea lentement, en s’efforçant de mettre le doigt sur un détail qui la dérangeait. Une chose qui liait tous les lieux qu’ils avaient visités. Qu’était-ce donc ? Elle scruta les environs en espérant tomber sur un élément qui l’aiderait à trouver la réponse. Elle s’attarda sur l’eau qui les entourait, puis remonta les rues pentues de la ville…
« C’est ça !
— Quoi ? » Alain suivit son regard. « Y a-t-il quelque chose là-haut ?
— Non. Justement. Il n’y a rien là-haut. »
Mari lut la perplexité dans les yeux du mage et ressentit une certaine satisfaction en constatant qu’elle parvenait de mieux en mieux à décrypter ses émotions malgré les efforts qu’il déployait pour les dissimuler.
« Les dragons sont-ils capables de voler ? »
L’apparent changement de sujet ne sembla pas décontenancer le mage.
« Non. Pas du tout. Ils n’ont pas d’ailes et, même s’ils en avaient, je ne vois pas comment ils y arriveraient. Leurs muscles titanesques, leurs os denses, leurs écailles cuirassées, tout les cloue au sol. Il est vrai, néanmoins, que les plus grands d’entre eux peuvent faire des bonds incroyables en prenant appui sur leurs pattes postérieures. Si tu veux une créature magique volante, il te faut un rokh.
— Un quoi ?
— Un rokh. C’est un oiseau géant.
— Un oiseau géant. Je suis complètement folle de t’écouter, tu sais ça ?
— J’avais pensé que… » Alain se mit à bafouiller, à chercher ses mots. L’espace d’un instant, il ressembla à n’importe quel jeune homme de dix-sept ans. Était-ce vraiment la gêne qui transparaissait sur ses traits ? « … éventuellement… cela pourrait… t’intéresser… de voler sur un rokh. Je veux dire… avec moi.
— Est-ce que tu me proposes un rancard ? » Mari essayait de toutes ses forces de ne pas rire de l’embarras d’Alain. « Un rancard sur le dos d’un oiseau géant ?
— Euh… Je… Je ne sais pas… C’est juste un truc à faire… ensemble. Ce n’est pas dangereux, s’empressa-t-il d’ajouter.
— Faire quelque chose ensemble qui ne soit pas dangereux ? Ça nous changerait sacrément, pas vrai ? Peut-être que ce serait sympa de tenter l’expérience, un jour. » Elle ne voulait pas le repousser trop brusquement, même si voler sur un oiseau géant lui semblait non seulement impossible, mais aussi très dangereux. « As-tu déjà eu l’occasion de… voler… avec une fille ? »
Était-il en train de rougir ? La coloration de son visage le suggérait à peine, mais… Par les étoiles ! Elle avait fait rougir un mage.
« Non. »
De ce qu’elle avait vu et entendu dire à propos des mages et des acolytes, de ce qu’elle avait appris d’Alain, ce n’était guère surprenant. Un dîner mondain chez les mages devait consister à ce que tout le monde fût réuni dans une même pièce et que chacun passât la soirée à ignorer les autres.
« D’accord, Alain. On fera ça un de ces jours. » J’espère que je n’aurai pas à regretter mes paroles. « Pour le moment, oublie les oiseaux géants. Est-ce que les dragons seraient capables de monter vers la ville ?
— Bien entendu. » Il retrouva très vite son impassibilité. « La largeur des rues rendrait leur progression aisée. »
Mari afficha un petit sourire satisfait.
« Dans ce cas, peux-tu imaginer une raison pour laquelle toutes les exactions commises par les dragons sont aussi proches de la mer ? Même le pont à tréteaux a été détruit au niveau de sa base, sur le rivage. »
Alain ne souffla mot pendant quelque temps, absorbé dans ses réflexions.
« Non. Maintenant que tu en parles, tout ça ne leur ressemble pas. Les dragons n’aiment pas l’eau, surtout les eaux profondes.
— Ce ne sont pas de bons nageurs ?
— Ils ne nagent pas du tout. Ils sont très lourds, comme je l’ai déjà dit. » Il se tut à nouveau et se gratta le menton. « Je pensais jusque-là que tu avais raison d’estimer qu’il ne s’agissait par vraiment de dragons ; j’en ai la certitude désormais. Seul un léviathan serait aussi tributaire de l’eau, mais un léviathan n’aurait pas causé le genre de dégâts que nous avons vus.
— Un léviathan. » Mari s’efforça de garder une expression neutre. « Un poisson géant ?
— Pas tout à fait. Un calamar ? Une baleine ? C’est une espèce de mélange des deux. Mais en beaucoup plus grand.
— Très bien. » Avec un peu de chance, il ne lui demanderait pas de voyager à dos de léviathan. « Tout ce que j’ai besoin de savoir, c’est que nous ne sommes pas en présence d’un dragon. » Elle se mit à marcher le long du quai, Alain lui emboîta le pas. « Par simple curiosité, et non que je me sois attendue à poser un jour une telle question : peux-tu créer un dragon ?
— Non. Pour être capable de générer une créature magique, il faut suivre un entraînement différent. Apprendre d’autres manières d’altérer l’illusion du monde. Ce n’est pas quelque chose que j’ai cherché à acquérir.
— Hmm. C’est donc une spécialisation. C’est ainsi que les mécaniciens appellent ce type d’enseignement.
— Avons-nous besoin d’un dragon ?
— Non ! »
Elle chassa l’image d’un monstre qui ajouterait des problèmes supplémentaires à ceux auxquels Dorcastel était déjà confrontée. Ils arrivèrent devant une nouvelle rangée de bollards et Mari s’assit sur l’un d’eux, le regard perdu par-delà le port.
« Si ce n’est pas une créature magique qui est responsable de ceci, alors c’est un engin mécanique. Rien d’autre ne peut générer autant de puissance en aussi peu de temps et sans être d’une taille gigantesque, visible par tous. Cependant, ma guilde n’est pas derrière cette affaire. Cela nous coûte beaucoup trop d’argent.
— Et cela met la guilde des mages dans un grand embarras, lança Alain, assis sur le bollard voisin de celui de la mécanicienne. D’aucuns pourraient arguer que cela vaut bien l’argent perdu par ta guilde.
— Oui, en effet. Mais je doute que ce soit le cas. Ce n’est qu’une hypothèse, bien sûr, mais les mécaniciens émérites de Dorcastel ont tous l’air vraiment mécontents. Je pense que j’aurais remarqué des signes d’autosatisfaction si cela avait été un coup bas perpétré par ma guilde. Il y a aussi cet accident de train que nous avons failli avoir. Je n’imagine pas la guilde approuver la destruction d’une rame et la mort de tous les passagers. Celui qui se cache derrière cette histoire est certainement un mécanicien. » Était-elle réellement en train de dire tout ça à un mage, même si ce mage était Alain ? « Néanmoins, je ne vois pas comment les ordres qu’il exécute pourraient être ceux de la guilde.