— L’accident du train aurait-il pu n’être qu’une illusion ?
— Une illusion ? Ah, tu veux dire une mise en scène ? Non. J’étais dans la cabine de la locomotive, et le conducteur était terrorisé à l’idée qu’on bascule dans le vide. Si on avait voulu mettre en scène l’accident, il aurait dû être également dans le coup. Et je peux t’assurer qu’il était aussi choqué et effrayé que moi.
— Donc il s’agit d’une chose mécanique, mais qui n’est pas contrôlée par ta guilde. Existe-t-il des mécaniciens sombres ? »
Mari grimaça. Le mage était arrivé rapidement à la même conclusion qu’elle, et elle ne pouvait pas en discuter avec lui.
« Sans commentaire. Je ne peux rien dire à ce sujet.
— Je ne comprends pas.
— Je ne peux rien dire à ce sujet par ordre de ma guilde.
— Ah. »
Alain ne sembla pas trouver étrange qu’une guilde pût émettre des ordres arbitraires. Il regardait au loin, là où les goélands piquaient sur les chalands chargés d’ordures pour les délester de leur cargaison.
« Et si je devais imaginer l’illusion d’un monde incluant une créature du genre de celles qu’utilise la guilde des mécaniciens ? Comme ta locomotive, par exemple, mais susceptible de provoquer les dégâts que nous avons constatés… À quoi ressemblerait-elle ? »
Mari le dévisagea en souriant, amusée et impressionnée par l’inventivité développée par Alain pour contourner le silence qui lui était imposé.
« Une chose qui pourrait générer beaucoup de puissance. Une machine hydraulique ? Non. Tôt ou tard, il y aurait une fuite de fluide. Nous aurions vu des traces.
— Fluide ?
— Une sorte de… euh… sang pour la machine.
— Je vois. Les trolls et les dragons saignent, même si ce n’est pas vraiment du sang.
— Voilà qui est… intéressant. » Mari fronça les sourcils en regardant les vaguelettes venir lécher le quai. « Bref, pas une machine hydraulique. Ce qui nous laisse la vapeur. Une machine à vapeur quelconque. Mais avec un truc en plus pour démultiplier sa force. Un appareil à vapeur aurait besoin d’une chaudière, de carburant, d’eau, de tuyaux. Et, contrairement à un dragon, un tel dispositif sifflerait. Si on le mettait sur les flots, il serait mobile, mais ne pourrait pas se déplacer ailleurs. Cette théorie présente cependant une faille importante. Comment garder la machine cachée ? Un navire serait bien trop grand pour elle, et un bateau trop petit.
— Et une embarcation comme celle-ci ? »
Mari étudia la barge qu’Alain venait de désigner du doigt. Même à vide, sa ligne de flottaison était basse ; elle savait néanmoins que les barges avaient un faible tirant d’eau, puisqu’elles étaient conçues pour la navigation fluviale. Si l’on ajoutait à cela les montants verticaux de la coque, une proue et une poupe courtes, qui lui permettaient d’avancer très près du rivage, ainsi qu’une structure en bois couvrant presque toute la surface du pont pour protéger les marchandises…
« Ouais. Sous la structure en bois, on pourrait mettre une machine à vapeur et tout le matériel nécessaire. Et on aurait l’impression d’avoir affaire à une simple barge.
— Il y a beaucoup de barges à Dorcastel en ce moment. J’ai entendu des marins en discuter entre eux. Comme plus rien n’entre ni ne sort du port, celles qui descendent le fleuve n’ont rien à emporter en amont. Elles sont donc de plus en plus nombreuses à mouiller devant les quais qui leur sont réservés.
— Ceux qui jouxtent les entrepôts, c’est bien ça ?
— Il me semble. Diras-tu à ta guilde ce que tu as appris ?
— Nous n’avons rien appris ! lâcha Mari d’un air exaspéré. Nous avons fait ce que je pense être d’excellentes déductions, parce que nous avons commencé par observer les faits avant de réfléchir à ce qui pouvait en être la cause. Mais cela ne va pas franchement impressionner les dirigeants de ma guilde.
— Si tu leur révèles ce que tu sais à propos des dragons… »
Mari mit les mains devant la bouche pour essayer de s’empêcher de rire.
« Oh oui. Ça va certainement mieux marcher. Je n’ai qu’à raconter aux mécaniciens émérites que j’ai discuté avec un mage au sujet des dragons et qu’ils sont réellement…
— Ils ne sont pas réels.
— Tu veux bien arrêter ça, s’il te plaît ? Le fait est que je ne peux pas leur expliquer mon raisonnement parce que je ne peux pas leur dire ce que j’ai appris : ils n’accepteront pas la validité de la source de l’information.
— Je ne comprends pas. Tu es une mécanicienne…
— Chut ! On pourrait t’entendre.
— Et je t’ai toujours vu commencer par observer les choses. D’abord, tu les regardes, puis tu décides de la manière d’agir. N’est-ce pas ainsi que fonctionnent les autres membres de ta guilde ?
— C’est ainsi qu’ils devraient fonctionner. Et ils sont nombreux à le faire. Mais tout aussi nombreux à adopter le comportement inverse. » Mari se renfrogna, les yeux toujours rivés sur l’eau. « J’avais une professeur à Palandur que j’admirais sincèrement. Je pense que tu la désignerais sous le terme de doyenne. Elle s’appelait S’san. Un jour, nous en sommes venues à parler des réactions des gens quand ils voient arriver un danger, et le professeur S’san m’a dit que, dans la majorité des cas, les individus ou les organisations continuent à agir comme ils l’ont toujours fait, en espérant que tout finira bien. Je lui ai répondu que c’était de la folie, que c’était comme si on marchait sur un sentier en montagne, qu’on voyait un rocher débouler droit sur nous et que tout ce qu’on trouvait à faire était de rester planté sur le sentier en fermant les yeux, au lieu de les garder bien ouverts et de se pousser sur le côté. »
Le flot de paroles s’interrompit tandis que Mari se replongeait dans ses souvenirs.
« A-t-elle été d’accord ? se risqua à demander Alain.
— En un sens. » Elle laissa échapper un soupir. « Elle a été d’accord pour reconnaître que ce n’était ni rationnel ni très malin, mais elle a dit également que c’était ce que les gens faisaient de manière générale, à moins que quelqu’un n’attire leur attention et ne les convainque de quitter le sentier avant que le rocher ne les écrase. Je ne l’ai pas comprise alors. Mais maintenant, si. Elle m’a confié quelque chose d’important. Quoi qu’il se passe avec ma guilde, cela ne date pas d’hier. Je ne sais toujours pas quel est le problème, mais j’ai l’impression qu’il y a une sorte de rocher qui roule vers nous – peut-être même plus d’un. Je pense qu’il cause déjà des dégâts à l’organisation et qu’il le fait depuis un certain temps. Je pense aussi que l’ampleur des dégâts qu’il inflige augmente, comme la vitesse d’un rocher qui dévale une pente. Mais les dirigeants de ma guilde ferment les yeux et espèrent que tout ira pour le mieux. »
Alain la regarda bien en face.
« J’ai entendu dire que la plupart des doyens se comportent de la même façon.
— Crois-tu que tes doyens aient des raisons de s’inquiéter, eux aussi ?
— Une tempête balaie tout sur son passage. »
La métaphore du mage était plutôt bien choisie, songea Mari.
« Ma guilde se complaît dans le statu quo. Nous contrôlons le nombre de nos appareils en circulation, ainsi que leurs prix. Nous sommes les seuls à pouvoir les réparer et les communs nous obéissent au doigt et à l’œil parce qu’ils ne peuvent pas se permettre d’offenser les mécaniciens et se voir privés de nos machines. Je pense que c’est ce dont parlait l’administrateur Polder à Ringhmon quand il m’a dit que les communs en avaient assez d’être enfermés dans la boîte que la guilde des mécaniciens avait créée pour confiner le monde. Les communs sont mécontents, mais les mécaniciens veulent que rien ne change. Et rien ne change dans ce monde, pas vrai ? Toi qui connais l’histoire, y a-t-il eu des changements ?