— Pas depuis bien longtemps. Le seul changement récent a été l’éclatement du royaume de Tiae suite à son effondrement après plusieurs guerres civiles. Les micro-États nés de cet éclatement sont toujours plongés dans l’anarchie. Cela fait des siècles que l’Empire domine les terres orientales et cherche à s’étendre sur les côtes septentrionales et méridionales de la mer de Bakre, sans succès. La Fédération de Bakre, l’Alliance du Ponant et les Cités-Libres sont presque aussi anciennes. Il n’y a pas eu de grands changements depuis l’époque où Jules a initié la fondation de la Fédération sur les terres de l’ouest.
— Et si les choses commençaient à changer ? Et si ce qui était arrivé à Tiae était un avertissement, le signe que notre monde va connaître des bouleversements ? Que le système mis en place par les grandes guildes pour contrôler le monde engendre trop de tensions qui finiront par le faire se fissurer comme du vieux métal ?
— Quand le métal se fissure, cela survient-il lentement ou rapidement ?
— Rapidement. Les faiblesses s’accroissent graduellement, mais les signaux d’alerte sont difficiles à détecter. Tout semble aller pour le mieux, mais la seconde d’après tout s’effondre.
— Quelqu’un qui voit le métal se fragiliser peut-il faire quelque chose pour le préserver ? Pour l’empêcher de se briser ?
— Eh bien… oui. Cependant, cela peut se révéler délicat, surtout si les dégâts se sont accumulés depuis longtemps. Il arrive même qu’à un certain point il devienne si compliqué de préserver le métal qu’il vaut mieux le remplacer.
— Et si notre monde était ce métal ?
— Si notre monde… » Mari resta silencieuse quelques instants afin d’assimiler cette hypothèse. « C’est effrayant. Pourquoi le reste du monde se briserait-il comme le royaume de Tiae ?
— J’ai un souvenir. Il date d’avant que les mages m’aient emmené pour faire de moi l’un des leurs. Un enclos avait été construit sur les terres de mes parents. Tous les animaux y avaient été rassemblés, très nombreux dans un espace aussi exigu, et quelque chose a provoqué chez eux une grande agitation. La peur peut-être, ou une douleur subite. » Il se tut en se remémorant la terreur éprouvée par le petit garçon qui assistait à cette scène. « Il n’y avait pas de place, pourtant les bêtes ne cessaient de se précipiter d’un côté puis de l’autre, en piétinant celles qui tombaient. Celles-là… hurlaient alors qu’elles étaient écrasées par les autres. Leur panique croissait d’instant en instant et mon père, je pense que c’était lui, a détruit l’enclos pour les laisser s’échapper, sinon elles se seraient entretuées. »
Mari le regardait, une expression de tristesse se peignait sur ses traits.
« Cela a dû être un spectacle épouvantable. Un enclos à bestiaux. Une cage. Une boîte. Comme celle dont a parlé cet homme à Ringhmon. Est-ce cela qui est en train de se passer, d’après toi ? Les communs ont été enfermés pendant trop longtemps et… » Elle secoua la tête pour en chasser les images terrifiantes que cette idée avait engendrées. « Alain, je n’ai toujours pas compris pourquoi les dirigeants de Ringhmon m’avaient enlevée et ont fait des choses… sur un appareil des mécaniciens, des choses qu’ils savaient formellement interdites par ma guilde. Ils ont pris des risques terribles. Et imaginons que quelqu’un ait bien cherché à détruire la locomotive pour se débarrasser de moi. Un excès de zèle. Voilà comment les mécaniciens appelleraient ça. L’effort déployé était démesuré par rapport à ce qui était nécessaire. C’est comme si les gens commençaient à se comporter comme les animaux dont tu te souviens, pris de panique, se jetant contre les murs qui les retiennent parqués.
— Ils auraient besoin de quelqu’un pour briser l’enclos.
— Je ne brise pas les choses, Alain. La règle chez les mécaniciens est de réparer ou de remplacer. Telle serait notre mission, alors ? Réparer et remplacer le monde ? Je crains que cela dépasse les capacités des mécaniciens.
— Mais si les mages et les communs te venaient en aide, tu pourrais y arriver.
— Moi ? Oui, bien sûr. Mari va sauver le monde. » Elle s’esclaffa. « Je suis… comment s’appelle-t-elle déjà ? La fille de Jules ! Est-ce pour cela que tu restes avec moi ?
— Je pensais que tu ne voulais pas aborder le sujet de…
— Tu as raison. C’est bien le cas. »
Mari prit une profonde inspiration et balaya le port d’un regard furibond, contrariée d’avoir remis leur relation sur le tapis.
« Alain, je ne peux rien faire, à moins de réussir à convaincre quelqu’un de m’écouter. Quelqu’un d’autre que toi. J’ai besoin de preuves. J’ai besoin… j’ai besoin d’un dragon.
— Je ne peux pas…
— Pas un vrai dragon, et je ne veux aucune remarque de ta part ! Un de ces faux dragons qui sèment la désolation. Est-ce que ça te dit d’aller chasser le dragon avec moi ? Cette nuit ?
— Un ami est là pour aider », répondit Alain sans hésiter.
Elle lui sourit.
« Ouais. Mais cela pourrait être dangereux.
— Raison de plus pour que je sois à tes côtés. »
Par les étoiles, si seulement cela pouvait fonctionner. Mais ça ne le peut pas. Tu le sais. Concentre-toi sur le boulot, Mari ! Rappelle-toi ce qu’Alain encourt si on l’attrape en compagnie d’une mécanicienne. Tu peux rester une simple amie et l’aider à changer assez pour qu’il puisse rencontrer une fille qui lui conviendra davantage sans pour autant le mettre en danger. Elle ignora le désarroi qui l’envahit à cette pensée. « Très bien. Allons repérer les lieux. Il faut qu’on ait exploré le quai où sont amarrées les barges avant la tombée de la nuit. »
Elle se leva et ils se remirent en chemin le long de l’eau. Une violente dispute éclata non loin. Sans prêter attention aux invectives échangées, Mari eut néanmoins conscience que l’altercation virait rapidement au pugilat. La foule gonfla à une vitesse étonnante dans la zone où ils se trouvaient, les travailleurs se précipitant pour regarder les combattants. Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, Mari jouait des coudes dans le flot dense d’une marée humaine qui essayait de les dépasser, Alain et elle.
Un bras puissant la saisit brusquement par la taille, en verrouillant les siens le long de ses côtes, et une main vint se plaquer sur sa bouche. Elle agrippa son sac. Alain avait disparu dans la déferlante humaine. Mari se sentit soulevée et emportée dans le flux de la foule vers les bâtiments et les allées qui bordaient les quais, privée de tout moyen de se débattre et d’appeler à l’aide.
Chapitre 15
Mari essaya d’envoyer son coude dans les côtes de son ravisseur, mais elle fut incapable de dégager son bras. Puis elle tenta de mordre la main devant sa bouche, hélas protégée par un gant épais. Elle décocha de petits coups de pied en arrière en espérant frapper aux chevilles celui qui la portait, mais les lourdes bottes de son agresseur offraient une excellente carapace. Il trébucha, sans pour autant relâcher son étreinte.
Ils étaient en train de disparaître dans la foule. Mari perdit de vue l’endroit où elle se tenait quelques instants plus tôt. Elle n’avait aucune idée d’où Alain était passé. Puis ils franchirent un seuil à reculons. Une porte commença à se refermer, s’accrocha à quelque chose, avant de claquer contre le chambranle. La jeune femme et son ravisseur se trouvaient dans une pièce plongée dans la pénombre, aux fenêtres masquées par de lourds rideaux dont l’épaisseur étouffait les bruits du pugilat.