Ses remerciements semblèrent embarrasser le mage, si impassible d’ordinaire.
« Je suis très… heureux… d’avoir été là pour les arrêter, mais il serait peut-être important de déterminer les motifs de leurs actes.
— Certains sont plutôt évidents. »
Comment pouvait-elle en parler aussi calmement si peu de temps après les événements ? Alain devait déteindre sur elle. En revanche, elle ne pouvait plus prétendre ignorer à quel point sa présence la rassurait. Et pour une bonne raison. Il venait une nouvelle fois de montrer combien il était efficace et posé face à une situation exceptionnelle. À cette seule pensée, Mari eut envie de lui sourire.
« Ils auraient pu vouloir mettre la main sur n’importe quelle fille à des fins que je ne veux même pas imaginer. Où ils étaient peut-être après moi. Ils ont profité de la bagarre pour m’attraper. »
Alain secoua la tête, en fronçant imperceptiblement les sourcils.
« Le déclenchement soudain de la bagarre, le gonflement rapide de la foule, le débordement en émeute, le fait de te repérer aussi promptement… Je vois dans cette illusion tous les éléments d’un plan. J’estime plus probable que tout cela ait été arrangé pour camoufler ton enlèvement.
— Cela demanderait beaucoup de travail et, je suppose, pas mal d’argent. Penses-tu qu’ils sachent qui je suis ? » Les dirigeants de Ringhmon auraient eu le temps de louer les services de mercenaires pour accomplir ce nouveau rapt, mais cette fois leur motivation aurait été la vengeance.
« S’ils avaient su qui tu es, ils auraient mobilisé davantage d’ombres pour s’assurer de ta capture.
— Alain, si tu cherches à me tranquilliser ou me complimenter, tu t’y prends très mal. Personne n’a essayé de t’attraper ?
— Non. Plusieurs communs ont bien tenté de m’arrêter quand je t’ai vue te faire enlever. Je t’aurais très vite perdue des yeux s’ils avaient réussi. Mais dès que j’ai courbé la lumière pour me dissimuler, ils ne pouvaient plus rien contre moi et je n’ai eu aucun mal à les contourner. Je n’ai pas échoué, cette fois. Ceux de la caravane sont morts, mais je t’ai sauvée. »
Il n’avait pas parlé de la caravane depuis qu’ils avaient quitté le défilé, mais, à moins que Mari ne se trompât, le mage venait de dire quelque chose qui lui tenait très à cœur.
« Bien entendu que tu m’as sauvée. Et tu m’avais déjà sauvée des donjons de Ringhmon, si je peux me permettre de te le rappeler. Tu n’as pas besoin qu’on te dise ce qu’il faut que tu fasses, tu es capable de prendre les choses en main lorsque c’est nécessaire et tu réfléchis à la moindre de tes actions, même dans les moments de crise. Tu es vraiment doué pour sauver les gens, Alain.
— Tout comme tu l’es, toi.
— Ouais. Surtout quand je ne les entraîne pas dans des situations où ils ont besoin d’être sauvés. Que faisons-nous maintenant ? Penses-tu que nous devrions nous cacher ? »
Le mage secoua de nouveau la tête.
« S’ils savent qui tu es, ils vont te chercher et te tendre une embuscade. Dans notre position, il est plus pertinent d’attaquer, de prendre l’initiative et de nous en servir, plutôt que de leur laisser l’opportunité de planifier un nouvel assaut contre nous.
— Es-tu toujours partant pour la chasse au dragon ?
— Oui. » Alain se tourna soudain vers la ville et fouilla les collines des yeux. « Je sens la présence des mages sombres.
— Tu les sens ? demanda Mari en regardant autour d’eux.
— Oui. Je t’ai dit qu’un mage peut ressentir quand d’autres mages sont à proximité. On nous enseigne des moyens de dissimuler notre présence aux pratiquants de nos arts, mais ce n’est pas la meilleure de mes compétences, loin de là. Quand j’ai lancé mes sortilèges tout à l’heure, j’ai clairement révélé ma présence.
— Tu m’as pourtant dissuadée de croire que les mages sombres étaient impliqués dans cette histoire de dragons.
— En effet. Néanmoins, rien ne les empêche de traîner en ville et de flairer les violences urbaines comme source potentielle de profit. Ils pourraient même chercher à s’en prendre à moi pour affaiblir ma guilde ou tenter de m’enlever afin d’exiger une rançon. Ou on a pu louer leurs services pour s’en prendre à toi. »
Mari acquiesça. Elle se passa la main dans les cheveux en se demandant combien d’autres menaces allaient se matérialiser ainsi contre elle.
« Peut-être n’aurais-je pas dû incendier le palais du gouvernement de Ringhmon… Est-ce que tu peux déterminer quand un mage sombre est à proximité ?
— Je le devrais, oui.
— Très bien. Voilà encore un danger contre lequel nous devons garder un œil ouvert. Partons d’ici avant que quelqu’un d’autre ne décide de nous attaquer. »
Les barges qui descendaient le fleuve d’Argent vers Dorcastel, transportant les récoltes des fermes de la Fédération de Bakre et les biens manufacturés dans les ateliers de Danalee, traversaient, lors de la dernière étape de leur parcours, une série d’écluses destinées à leur permettre de contourner les chutes d’eau qui précipitaient le fleuve d’Argent dans le port. Parvenues au niveau de la mer en toute sécurité, les péniches se dirigeaient ensuite dans le port intérieur entouré d’entrepôts. Amarrées alors à de longs appontements, déchargées de leur cargaison, elles attendaient la réception des produits importés acheminés par des navires marchands qui accostaient à Dorcastel. Une fois lestées de ce nouveau fret, les barges reprenaient leur interminable et fastidieux voyage pour remonter le fleuve d’Argent et boucler le cercle du commerce qui enrichissait la cité portuaire ainsi qu’une grande partie de la Fédération.
Cependant, ce cercle avait été rompu quelque temps plus tôt ; les bateaux déjà arrivés ne quittaient plus le port de Dorcastel, et les autres s’en tenaient le plus loin possible par crainte des dragons qui terrorisaient la ville. Les entrepôts regorgeaient de marchandises qui devaient prendre la mer et plus rien n’entrait ni ne repartait par le fleuve. Aussi le nombre de barges avait-il crû peu à peu, jusqu’à ce que le port intérieur en fût plein, tout comme avait crû le nombre d’équipages oisifs.
Alain et Mari avaient choisi le toit plat d’un bâtiment à deux étages pour surveiller toute la zone incognito. Alors que le soleil se couchait, les manœuvres quittèrent les hangars pour rentrer chez eux et les marins regagnèrent leurs embarcations. Ceux qui avaient encore quelque argent à dépenser partirent chercher des distractions dans les tavernes voisines, mais la plupart restèrent sur leurs bateaux, serrés autour de petits feux allumés dans des boîtes de sable qui, à bord, leur servaient à préparer leur pitance. À plusieurs reprises, Alain entendit Mari grommeler rageusement à voix basse, tandis que, dans la nuit, les marins parlaient, jouaient et chantaient. Elle était tendue depuis la tentative d’enlèvement. Chez un mage, pareil comportement aurait été inconvenant, mais puisque Mari était une mécanicienne, Alain ne pouvait lui en vouloir. Et pour peu que quelqu’un à Dorcastel sût ou suspectât que Mari fût la descendante évoquée dans l’ancienne prophétie, les réactions de la jeune femme témoignaient d’un grand sang-froid face à une telle menace.
Vers minuit, presque tous les matelots s’étaient couchés. Et les fêtards rentraient au compte-gouttes par groupes de deux ou trois.
« Les marins ne dorment-ils jamais ? marmonna Mari.
— Tout est en train de s’apaiser, lui souffla Alain. Nous pourrons nous mettre en chemin bientôt. »
Il avait remarqué que la mécanicienne était bien plus impatiente que les mages avec qui il l’avait l’habitude de travailler. Apparemment, elle percevait le passage du temps d’une manière différente de la sienne et faisait sans cesse référence à de courtes durées comme si elles avaient une grande importance et devaient être mesurées avec précision. Toutefois, Alain s’était retenu d’interroger Mari à ce sujet, la jeune femme semblant déjà très à cran par rapport au temps écoulé depuis qu’ils avaient entamé leur surveillance.