Après avoir parcouru deux quais sans aucun résultat, Mari s’arrêta ; la colère déformait ses traits.
« Ça va nous prendre toute la nuit. »
Alain acquiesça et balaya le port du regard. Il se figea en apercevant une ombre qui s’insinuait entre les barges à deux appontements de l’endroit où ils se tenaient.
« Que se passe-t-il ? As-tu vu quelque chose ?
— Attends. »
Il se concentra et fut récompensé en apercevant à nouveau une forme sombre qui glissait sur l’eau.
« Une péniche est en mouvement, mais elle se dirige vers les entrepôts et non vers le port. »
Mari tendit le cou pour regarder à son tour, puis elle fit signe à Alain.
« Viens. Il n’y a aucune raison valable pour qu’une péniche navigue à cette heure-ci. Peut-être est-ce celle que nous recherchons. »
Se déplacer rapidement sur les appontements sans faire de bruit était difficile. Ils y parvinrent néanmoins et arrivèrent juste à temps pour voir une barge à la ligne de flottaison basse passer le large portail grand ouvert d’un entrepôt qui, comme certains autres, avançait au-dessus des eaux et disposait d’un quai. Sitôt la péniche entrée, les vantaux furent refermés dans le plus absolu silence.
« C’est ça, souffla Mari. Ce ne peut être que ça. »
Elle marcha vers le hangar à grandes enjambées, Alain à sa suite, malgré ses doutes quant à une approche aussi frontale d’une position potentiellement hostile.
Une fois devant l’imposant bâtiment, dont la construction mélangeait bois et maçonnerie, Mari le contourna sans ralentir jusqu’à trouver une petite porte d’accès latérale.
« Verrouillée. Comme si ça allait m’arrêter. »
Elle extirpa quelque chose de la poche de sa veste.
« Mari, murmura Alain. Qu’est-ce que tu fais ?
— Je vais crocheter cette serrure, entrer dans cet entrepôt et dégoter les preuves de ce qui se passe réellement ici, chuchota-t-elle en mettant un genou à terre et en examinant la serrure de la même manière qu’elle l’avait fait dans les geôles de Ringhmon.
— Il y a des gens à l’intérieur. Au moins ceux de l’équipage de la péniche et ceux qui ont manœuvré les portes. Et potentiellement beaucoup plus.
— Ouais. » Elle avait sorti un de ses outils et le posait contre la serrure. « Et alors ? »
Il s’efforça de ne pas la fusiller du regard tandis qu’elle œuvrait patiemment.
« Il est possible qu’il y ait dans cet entrepôt trop d’ennemis pour que nous puissions leur tenir tête.
— À tendre l’oreille, je n’ai pas l’impression qu’il y ait foule, lâcha Mari d’une voix obstinée.
— Ils pourraient être silencieux.
— Nous le serons aussi.
— Attends ! Ce n’est pas sage. On m’a appris à évaluer l’ennemi avant de lancer l’assaut. Nous n’avons pas la moindre idée du nombre d’adversaires auxquels nous serons confrontés, des armes dont ils disposent…
— Nous devons avoir des éléments solides si nous voulons convaincre quiconque que cette péniche et cet entrepôt sont liés aux soi-disant attaques de dragons ! Nous avons besoin de preuves. De preuves que personne ne pourra nier. Tout le monde passe son temps à me seriner que je ne sais pas ce que je fais et refuse de m’écouter ! Ce qu’il y a là-dedans peut changer la donne. Nous devons savoir ce que c’est.
— Cela peut être très dangereux. »
Mari suspendit son geste et le regarda.
« Dangereux à quel point ? Est-ce une supposition ? Ou s’agit-il de ton, euh… augure ? »
Il hésita. La tentation était forte de lui répondre à sa guise, car, après tout, ses erreurs pouvaient être mises sur le compte de l’instabilité du don d’augure. Néanmoins, ce n’était pas le cas et Alain savait qu’il ne voulait pas mentir à Mari, même si la vérité n’existait pas.
« C’est une supposition. Mon évaluation des risques.
— Alain, je respecte ta parole. Sincèrement. Mais, selon moi, nous devons vérifier ce qui se trame ici et nous devons le faire maintenant. On m’a agressée une nouvelle fois aujourd’hui, alors oui, je suis assez pressée d’apprendre ce à quoi je dois faire face.
— Mari… »
Quelle était l’expression adéquate ? Quand il ne s’agissait pas d’un ordre, mais d’une demande. Les mages ne prononçaient jamais ce genre de mots. Mais Alain se rappela leur séjour dans les geôles de Ringhmon, lorsque Mari avait utilisé ce terme pour lui demander de l’aider à récupérer ses outils.
« Nous devrions être prudents. S’il te plaît.
— Tu as dit “s’il te plaît” ? » Elle le regarda avant de détourner les yeux. « Que t’en a-t-il coûté ? Ressens-tu vraiment autant d’inquiétude pour tout ça ?
— Oui. Pour toi.
— C’est tellement injuste. » Mari se passa les mains dans les cheveux, les yeux rivés au sol. « Alain, je n’ai pas prévu de me jeter à l’intérieur au pas de charge, de faire du ramdam, tout ça. Je veux simplement explorer les lieux. Prudemment. Comme tu le souhaites. Je me suis peut-être montrée un peu empressée à l’instant parce que la réussite est à portée de main. Je le sens. Mais je serai prudente. Tu éprouves des émotions et elles peuvent être bouleversantes. Je suis flattée que tu t’inquiètes pour moi. Mais il est important que j’entre dans l’entrepôt. Ne devons-nous pas découvrir qui est après moi et pour quelle raison ?
— Si.
— Quoi qu’il y ait là-dedans, c’est sûrement le genre d’éléments, le genre de preuves, que personne ne pourra faire semblant de ne pas voir, ni reléguer sous la pile au fin fond d’un tiroir. Il ne s’agit pas que de moi. » Elle s’interrompit, une expression de détresse se peignit sur ses traits. « J’ai appris que certaines choses étaient sciemment ignorées. Des choses cruciales. Si ma guilde ne commence pas à y mettre bon ordre, à reconnaître que certains problèmes existent, alors… alors ce monde deviendra comme une chaudière soumise à une pression interne trop grande. Et, tôt ou tard, il explosera. »
Alain regarda Mari, agenouillée devant la serrure.
« Comme Tiae ?
— Oui. Comme ce dont nous avons parlé tout à l’heure. Comme Tiae. Comme ces animaux dans l’enclos. » Elle désigna la porte du doigt. « Mais si je parviens à rapporter une preuve assez solide, cela sera peut-être suffisant pour changer les choses, pour commencer à les changer ici. Je veux seulement réparer ce qui est cassé. C’est ce qu’un mécanicien doit faire. M’aideras-tu, Alain ? »
Tout en écoutant les paroles de Mari, Alain se remémora la tempête de sa vision qui s’abattait sur le second soleil. Ce qui se passait à cet instant allait soit aider la mécanicienne à combattre cette tempête, soit mettre un terme à l’avenir qu’elle était seule à pouvoir faire advenir. Ce qui se passait à cet instant pouvait condamner l’illusion du monde au destin de Tiae, ou pire encore.
Cela n’avait pas d’importance, lui soufflait son entraînement de mage. L’illusion du monde n’avait aucune importance. Ce qui avait de l’importance à ses yeux, c’était cette jeune femme agenouillée devant la porte, l’ombre qui s’appelait Mari. Une ombre que la tempête anéantirait sans merci pour l’empêcher d’apporter à ce monde un jour nouveau empli d’espoir.
La doyenne lui avait dit que ses choix avaient de l’importance, et il comprit à cet instant à quel point. Une part de lui voulait arrêter Mari, la tenir hors du danger quoi qu’il lui en coûtât, mais cela aurait été égoïste, une manière d’agir semblable à celle de ces doyens qui s’accrochaient au pouvoir. Il aurait beau faire, Mari insisterait pour essayer d’aider les autres. Il la connaissait assez bien maintenant pour en être certain.