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Alain se rappela les tombes de ses parents et pensa au nombre incalculable d’autres parents qui mourraient si cette tempête venait à balayer le monde ; au nombre incalculable d’enfants qui mourraient, eux aussi, ou seraient livrés à eux-mêmes, alors que la guilde des mages et celle des mécaniciens fortifieraient leurs hôtels pour tenir aussi longtemps que possible – avant de s’effondrer à leur tour – dans le maelström de folie que ce monde serait devenu. Combien de temps restait-il avant que la tempête frappât ?

Il savait que, en dépit de son entraînement, il ne laisserait pas cette tempête ravager le monde, pas s’il avait la capacité de l’en empêcher. Et la seule façon de se mettre en travers de son chemin était d’aider la descendante évoquée dans la prophétie, malgré toutes les craintes qu’il éprouvait pour la sécurité de cette jeune femme.

« Je t’aiderai. Non seulement parce que tu me le demandes, mais parce que tu cherches à faire ce qui est juste. »

Elle eut un sourire qu’il ne lui connaissait pas.

« Alors tu sais ce que cela veut dire, désormais ?

— Oui. Je t’aiderai à faire ce qui est juste. Mais n’oublie pas qu’il y a des limites à mes pouvoirs.

— Je sais. Tout ce que tu peux faire, c’est traverser les murs, courber la lumière et d’autres trucs du même acabit, répondit Mari avec la voix qu’elle utilisait pour le sarcasme, le sourire toujours aux lèvres. Écoute, reprit-elle, sérieuse. J’ai pas mal réfléchi. Nous avons survécu à l’attaque de la caravane. Il a fallu que nous nous y mettions à deux, et que nous travaillions de concert. Puis nous avons réussi à nous échapper du palais du gouvernement de Ringhmon. Nous ne nous en serions pas sortis séparément. Mais quand nous sommes ensemble, nos talents se combinent en quelque chose de plus grand que leur simple somme. Je le crois réellement. Parce que les mécaniciens et les mages ne travaillent pas main dans la main. Jamais. Ce qui est fait pour barrer la route à un mage n’est pas très efficace contre un mécanicien et ce dont un mécanicien ne peut pas venir à bout ne pose aucun problème à un mage. Nous travaillons ensemble, toi et moi, c’est pour cela que nous sommes capables d’affronter toutes les difficultés.

— Oui. Les mages et les mécaniciens travaillant ensemble. Tu as déjà expérimenté cela.

— Nous l’avons expérimenté tous les deux. »

Mari sourit et brandit le poing d’un air triomphant. Elle se réattaqua à la serrure, la tritura encore quelque temps et un déclic annonça son succès. Avant d’ouvrir la porte, elle se pencha sur son sac, passa son holster sur l’épaule et enfila sa veste de mécanicienne.

« Est-ce que tu veux revêtir ton équipement de mage ?

— Mes robes ? Non. Au cas où l’on nous verrait et si nos adversaires ne savent pas encore qui tu es, il est préférable que personne ne sache qu’un mage et une mécanicienne travaillent ensemble.

— Bien vu. » Serrant son arme dans une main et laissant son sac vide par terre, Mari ouvrit lentement la porte et se glissa à l’intérieur dès que l’entrebâillement fut assez important.

Alain lui emboîta le pas et elle referma le battant derrière eux avec précaution. Ils étaient dans une allée étroite qui courait le long du mur, devant eux se dressait un empilement de caisses en bois dans un état de délabrement plus ou moins avancé. Mari tendit l’oreille, puis fit signe à Alain de la suivre en s’éloignant vers la droite.

Les piles avaient été arrangées pour former des murs de deux caisses d’épaisseur, dans lesquels s’ouvraient des passages de largeur variable, le tout dessinant un gigantesque labyrinthe. La hauteur des piles variait également, mais suffisait toujours à leur couper la vue. Au-dessus de leurs têtes, la lumière vacillante des lampes à huile se reflétait sur un haut plafond. Alain percevait des voix que couvrait parfois le bruit d’objets massifs que l’on déplaçait. Utilisant ces sons pour s’orienter, Mari les guida avec prudence à travers le dédale.

Ils s’étaient considérablement rapprochés de la source du bruit quand Mari s’arrêta soudain et s’accroupit pour examiner un objet posé sur une des caisses. La chose, en métal, ressemblait à un appareil de mécanicien.

« Aucune marque de fabrique, souffla-t-elle. Ni code d’atelier. Ce n’est pas ma guilde qui a construit cela.

— As-tu donc trouvé ce que tu cherchais ?

— Une petite partie seulement. »

Elle s’avança vers la source tandis qu’Alain scrutait les environs, à l’affût de tout avertissement de son don d’augure ou de ses autres sens.

Ils arrivèrent enfin devant ce qui devait être le dernier mur de caisses. Mari pointa l’index vers le haut et ils escaladèrent l’empilement en s’efforçant de ne faire aucun bruit. Une fois au sommet, Alain rampa à côté de Mari jusqu’à atteindre l’endroit qui leur offrait une vue sur le reste de l’entrepôt.

Une vaste zone dégagée s’étendait devant eux, s’achevant sur un quai avec un petit appontement en bois où la péniche était amarrée. Les grands vantaux du portail d’accès au port étaient toujours scellés. De l’autre côté, ils aperçurent ce qui devait être l’entrée principale de l’entrepôt, donnant sur une des rues de la ville. À terre et sur le pont de la barge, s’affairait un groupe de communs, composé d’hommes et de femmes. La structure qui coiffait le pont avait été démontée, dévoilant les entrailles de l’embarcation.

Mari désigna du doigt un appareil après l’autre, en murmurant juste assez fort pour qu’Alain l’entendît.

« Chaudière à vapeur. Cheminée escamotable pour la chaudière. De cette façon, ils peuvent la dresser quand ils en ont besoin et la maintenir à l’horizontale le reste du temps, pour que personne ne la voie. Des treuils actionnés par la vapeur. Je me demande s’ils ont aussi installé une hélice de propulsion actionnée de la même manière. Ça leur serait très utile pour se déplacer. Qu’en penses-tu ?

— Je pense avoir compris un mot sur cinq de tout ce que tu viens de dire. »

Elle lui sourit et reprit son explication.

« Tu vois ces madriers à bout ferré ? Ce sont des étais. C’est ce qui a laissé les marques sur la falaise et permis à la péniche de ne pas être inquiétée par l’effondrement du pont à tréteaux. Et regarde ça. Des crochets en forme de griffes géantes au bout des câbles des treuils. Nous avons débusqué nos dragons, Alain. Ces gens travaillent dessus, mais ils ne portent pas les vestes de la guilde des mécaniciens. Nous venons de mettre la main sur nos mécaniciens sombres. » Elle pointa son doigt sur le côté, à l’endroit où se tenait un grand costaud. « N’a-t-il pas un air familier ?

— C’est le gars qui a essayé de t’enlever tout à l’heure. Celui que j’ai assommé. »

La certitude de la mécanicienne sur la nature exacte de ce qu’ils avaient mis au jour impressionna Alain, même s’il était incapable de comprendre ses descriptions du tableau sous leurs yeux. Une chose était sûre : ce qui se trouvait dans la barge était l’œuvre de mécaniciens. Alain évalua le nombre de mécaniciens sombres en contrebas ; leurs chances de s’en sortir s’ils venaient à être découverts lui parurent minces.

« On s’en va ? »

Mari, réticente à l’idée, se mordit les lèvres.

« Il faudra que je convainque d’autres mécaniciens de venir ici, mais un ou deux devraient suffire. C’est le mieux que nous puissions faire, à moins de dérober la péniche.

— Tu veux voler la péniche ? demanda Alain tout en réfléchissant à un plan qui pourrait leur permettre de réussir un tel exploit.

— Non. Je ne suis pas folle à ce point. Mais s’il y avait moyen, c’est sûr que… »

Ils se figèrent lorsqu’on tambourina aux portes de l’entrée principale de l’entrepôt. Les communs cessèrent leurs activités, les yeux braqués en silence sur les vantaux, puis tous sortirent des armes. Une femme qui semblait piloter les opérations fit signe à deux de ses comparses qui s’étaient emparés d’arbalètes, et elle se dirigea vers l’entrée, couteau en main.