La tête de la créature ne dépassait pas les toits des entrepôts de part et d’autre de la rue ; sa taille n’excédait donc pas celle de trois humains. Mais sa cuirasse d’écailles scintillait dans la lumière ténue et ses puissantes pattes postérieures la propulsaient dans leur direction alors qu’elle les chargeait, les longues griffes de ses membres antérieurs, plus petits, tendues vers eux, sa queue musculeuse dressée pour l’aider à conserver l’équilibre.
Mari fit volte-face et tira Alain vers la porte de l’entrepôt.
« Est-ce qu’il peut cracher du feu ?
— Comment un dragon pourrait-il cracher du feu ? Ce sont simplement de grandes créatures très puissantes, comme tu peux le constater. Nous en avons déjà parlé.
— J’ai un peu de mal à me concentrer sur nos conversations passées ! »
Les mécaniciens sombres, qui avaient réussi à déverrouiller l’issue, surgirent dans la rue à la poursuite d’Alain et de Mari. La jeune femme les percuta de plein fouet. Les bousculant, elle fendit la foule de ses ennemis qui, stupéfaits, ne comprirent pas immédiatement que leur proie avait changé de direction.
Le dragon grogna en apercevant les mécaniciens sombres. Ceux-ci restèrent pétrifiés quelques instants et se ruèrent à leur tour vers l’entrepôt. Les derniers refermèrent et verrouillèrent le battant avant de peser sur lui de tout leur poids.
Mari et Alain traversèrent en courant l’espace dégagé. Ils venaient d’arriver à la hauteur des premières caisses en bois quand la porte d’entrée et le pan de mur dans lequel elle s’encastrait volèrent en éclats. Le dragon bondit à l’intérieur. Les hommes et les femmes qui avaient essayé de bloquer l’accès furent projetés dans tous les sens. Certains ne se relevèrent pas après avoir heurté le sol, d’autres claudiquèrent vers des abris avec l’énergie du désespoir.
Les arbalètes chantèrent à nouveau, leurs carreaux ricochaient sur les écailles du dragon sans lui infliger la moindre blessure. Un des mécaniciens sombres avait brandi une vieille arme mécanique et fit feu. Le tonnerre du tir fut suivi d’un clong lorsque le projectile percuta le monstre… et tomba par terre sans causer de dommages.
Les mécaniciens sombres couraient dans toutes les directions, le dragon se jetant sur quiconque passait à sa portée. Cependant, quand il aperçut Mari et Alain, ce fut vers eux qu’il bondit avec un nouveau grognement.
« Pourquoi est-ce qu’il nous poursuit ? hurla Mari tandis qu’ils plongeaient entre les caisses.
— Il nous a vus en premier, expliqua Alain. Les dragons ne sont pas très intelligents, comme je te l’ai déjà dit. »
Elle le fusilla du regard. Ce n’était sans doute pas le meilleur moment pour rappeler à la jeune femme qu’il lui avait déjà dit certaines choses.
« Il s’en tiendra à sa cible initiale jusqu’à ce qu’elle soit détruite ou qu’il ne puisse plus se mouvoir.
— Dis-moi que tu n’es pas sérieux ! »
Elle se figea soudain.
Sa silhouette dominant les empilements de caisses, le dragon scrutait les allées qui les séparaient, à la recherche de ses proies. Quand il les vit, il grogna en révélant une gueule pleine de dents acérées comme des dagues et emboutit l’obstacle qui se dressait entre eux.
Solidement campée sur ses jambes, une expression de détermination sur le visage, Mari brandit son arme à deux mains et tira plusieurs coups. Les détonations se répercutèrent en écho assourdissant dans le dédale de conteneurs. Les projectiles rebondirent sur l’armure du dragon dans des gerbes d’étincelles, comme l’avaient fait ceux des mécaniciens sombres.
Suite à l’attaque de Mari, le dragon avait suspendu la sienne, de sorte qu’Alain put se concentrer. Il créa une boule de feu aussi puissante que le lui permettait le peu de temps dont il disposait, puis il la plaça à proximité immédiate de la tête de la créature.
Les caisses en bois voisines explosèrent en fragments enflammés et dans le hurlement du dragon se mêlèrent, cette fois, rage et douleur. Les écailles sur le côté de son crâne avaient été noircies, mais la blessure ne semblait pas grave.
Mari empoigna de nouveau Alain et l’entraîna derrière elle dans le labyrinthe de conteneurs, où elle enchaîna de rapides zigzags. Ils dépassèrent quelques mécaniciens sombres qui fuyaient également, toute velléité d’attraper les intrus oubliée.
« C’était ton meilleur coup ? demanda Mari en haletant, après s’être adossée à couvert pour reprendre son souffle.
— Tu veux savoir si c’était là mon feu le plus puissant ? Alors oui. Je dois encore améliorer mes capacités.
— Génial. Mon arme ne peut pas le tuer, la tienne pas davantage. Va-t-il continuer à nous poursuivre jusqu’à ce qu’il meure ?
— Il n’est pas vivant…
— Réponds à la question !
— Oui. Et, bien entendu, il décimera et détruira tout ce qu’il trouvera sur son passage. Si nous survivons assez longtemps, le sort de la créature va se dissiper, même si elle n’est pas tuée.
— C’est combien, “assez longtemps” ?
— Je ne sais pas. Sans doute quelques jours.
— C’est bien trop long. » Mari se tut en entendant un sifflement qui couvrit le raffut que faisait le dragon en démolissant les caisses autour d’eux. « Je croyais que tu avais expliqué qu’ils ne sifflaient pas.
— Ce n’est pas le dragon, dit Alain, en s’efforçant d’identifier le son sans y parvenir.
— C’est la chaudière sur la péniche ! s’écria Mari. Les mécaniciens sombres ont dû l’allumer avant que tout ceci ne commence, et ils l’ont certainement oubliée. » Une lueur d’espoir brilla dans ses yeux. « Nous avons une autre arme, Alain.
— Ah bon ?
— Ouais. Tout ce que nous avons à faire, c’est de survivre assez longtemps pour arriver jusqu’à elle. »
Ses paroles semblaient avoir agi comme un aimant : la tête de la créature apparut et se précipita sur eux. L’air se remplit de fragments de bois. Mari tint de nouveau son arme à deux mains ; cette fois, l’entêtement le disputait à la peur sur ses traits. Elle visa soigneusement pendant que le dragon prenait son élan pour fondre sur eux derechef.
Elle ne tira qu’une seule balle.
Alain vit le projectile frapper juste sous l’un des deux yeux et se briser en éclats, qui furent projetés sur la rétine du monstre. S’ensuivit un hurlement de rage et de douleur si intense que l’atmosphère vibra sous sa puissance.
« Prends à gauche ! » l’exhorta Mari en contournant la créature du côté de son œil aveuglé. Saisissant Alain par le bras, elle l’entraîna derrière elle dans le dédale avant de s’arrêter net devant un mur de conteneurs. « Nous sommes morts.
— Non. » Alain se concentra, même s’il sentait ses forces s’épuiser rapidement. Durant un instant, il se demanda s’il était encore capable de lancer un sort, mais son inquiétude pour Mari grimpa alors en flèche, la sensation de sa présence se fit plus vive, tout comme celle du fil qui les reliait. Il perçut soudain l’afflux d’énergie supplémentaire. Une ouverture apparut devant eux. Mari plongea au travers. Alain l’imita. Une seconde plus tard, il entendit le dragon dévaster la zone qu’ils venaient de quitter, en essayant de comprendre où étaient passées ses proies.
Mari se rua vers l’espace dégagé et fila vers la péniche. La meneuse des mécaniciens sombres, qui courait dans la direction opposée, se tourna vers eux, le visage blafard. Elle ouvrit la bouche, mais quand Mari pointa son pistolet sur elle, la mécanicienne détala sans demander son reste.
Mari bondit sur le pont de la péniche et s’élança vers la grande créature mécanique qu’elle appelait la chaudière. Alain la suivit, en voyant la tête du dragon, toujours à leur recherche, balayer les débris de bois et éjecter de sa route caisses et mécaniciens sombres. Par chance, la barge qu’ils avaient rejointe se trouvait sur la gauche de la créature, hors de son champ de vision grâce au dernier tir de Mari.