Accroupie près d’une imposante barrique qui diffusait de la chaleur, la mécanicienne tournait des molettes fixées dessus, ainsi que sur des choses qui y arrivaient ou en partaient.
« Du câble ou de la corde. Nous avons besoin d’un câble ou d’une corde ! » s’écria-t-elle.
Alain regarda autour de lui ; des souvenirs flous de ses jeunes années passées à la ferme de ses parents lui revinrent en mémoire. Il avisa un rouleau de corde suspendu à un crochet.
« Est-ce que ça ira ?
— Je l’espère », répondit-elle en s’en emparant.
Elle se précipita vers une extrémité de la barrique et entreprit d’enrouler la corde autour d’un élément cylindrique qui la surmontait, jusqu’à l’utiliser tout entière. Puis elle la noua à la hâte.
Alain jeta un œil en direction du dragon qui avait fini par réduire en copeaux et fouillait dans les débris pendant que les rares mécaniciens sombres rescapés tentaient désespérément de ramper hors de sa portée.
Mari rejoignit Alain et saisit son bras. Cette fois, pourtant, ce ne fut pas pour l’entraîner derrière elle, mais en quête d’une sorte de réconfort. Son visage était livide et ses yeux emplis de terreur ; lorsqu’elle parla, ce fut avec un calme factice.
« Très bien. J’ai ouvert à fond les valves à combustible. La chaudière monte rapidement en pression, mais j’ai verrouillé les conduits d’échappement et bloqué la soupape de sécurité. Quand la pression sera suffisamment élevée, la chaudière explosera avec assez de force pour blesser même une créature aussi résistante que ce dragon. Enfin, je croise les doigts.
— Tu as peur de cette chaudière.
— Alain, une chaudière sous pression a un pouvoir de destruction incroyable. L’explosion pourrait très bien nous tuer, nous, et non le dragon. Mais c’est notre unique chance de nous en tirer. »
Il hocha la tête.
« Comment faire en sorte que le dragon soit là au moment où ton appareil explosera ?
— Lorsque la chaudière sera à bonne pression, il suffira que le monstre marche dessus ou la percute pour déclencher l’explosion. Quant à savoir comment l’appâter, j’espérais que tu aurais la réponse à cette question. Vu que c’est toi, mon expert en dragons.
— La seule façon de l’attirer ici est de lui fournir une raison valable de venir. » Alain hocha de nouveau la tête, il savait exactement ce qu’il avait à faire. « L’un de nous doit servir d’appât, je vais donc…
— Non ! Tu ne serviras pas d’appât ! Tu n’es pas en mesure de savoir quand la chaudière sera au bord de l’explosion, et je ne te laisserai pas te sacrifier pour me sauver ! Je ne laisserai ni toi ni personne affronter seul un tel danger. Est-ce bien compris, Alain ? Si c’est l’unique solution, alors je vais le faire pendant que tu…
— Je ne tolérerai pas que tu meures en tentant de me sauver. Je reste. »
Elle lui lança un regard noir, puis, contre toute attente, lui sourit d’un air triste.
« Tu es aussi buté que moi, Alain. Nous allons faire ça ensemble. D’accord ? Quand je te donnerai le signal, suis-moi et cours comme si ta vie en dépendait. Parce que ce sera vraiment le cas. »
La main de Mari glissa le long du bras d’Alain et elle attrapa ses doigts en les serrant vigoureusement.
Ils attendirent. La jeune femme jetait régulièrement des regards vers l’appareil derrière eux. Alain raffermit sa prise sur le sac qui contenait ses robes, étonné de ne pas l’avoir égaré pendant les affrontements et les fuites. Il sentait la chaleur qui irradiait de la barrique s’intensifier et entendait les grondements et les sifflements aller crescendo. Le métal tintait et grognait de manière bien plus effrayante que le dragon.
La main de la mécanicienne se crispa autour de la sienne et, en dépit de la peur et du danger, il s’émerveilla de la sensation que procurait ce contact. Si nous mourons en nous tenant la main ainsi, entrerons-nous ensemble dans le rêve suivant ?
Mari considéra la chaudière une fois de plus, se mordit la lèvre, puis le dévisagea.
« Je vais te dire quelque chose, parce qu’il est possible que dans une minute nous soyons morts et que je ne veux pas mourir sans te l’avoir dit. Je t’aime. »
Avant qu’il n’ait pu répondre ni même comprendre le sens de ses paroles, Mari braqua son arme en direction du monstre qui hurlait et furetait au milieu du carnage.
« Hé ! Le gros tout moche ! cria-t-elle. Viens prendre ta raclée ! »
Elle fit feu. Le projectile rebondit sur les écailles du dragon dans une pluie d’étincelles.
La créature redressa la tête brusquement, la tourna dans tous les sens. Son œil droit capta enfin la présence de ses cibles. Le dragon jaillit des décombres et fusa sur eux.
Mari resta immobile, la figure encore plus livide que quelques minutes auparavant. Sa main qui serrait le pistolet tremblait ; l’autre était toujours agrippée à celle d’Alain.
« Maintenant », souffla-t-elle, avant de s’élancer.
Alain tâchait de ne pas les ralentir alors que la jeune femme se précipitait vers l’avant de la péniche. Le dragon se rapprochait en hurlant, mais ses cris n’étaient rien en comparaison du grondement émis par la chaudière dans les entrailles de la barge.
La bête était presque sur l’embarcation lorsque Mari parvint à la proue.
« Plonge au plus profond et ne remonte pas ! » lui cria-t-elle au moment où ils sautaient par-dessus bord.
Les eaux les avalèrent dans un silence étrange et froid, le raffut de l’appareil mécanique et les grognements du dragon y étaient assourdis et distordus. Alain avait perdu la main de Mari en fendant la surface, mais il se conforma à ses instructions, nagea jusqu’à toucher la vase et se maintint à cette profondeur.
Le monde trembla.
Une onde de choc percuta Alain, le propulsa dans le tourbillon d’une eau rendue subitement opaque par la boue soulevée du fond de la rade. Sonné par la puissance de l’onde, il se débattit pour remonter à l’air libre. Une fois la tête sortie, il prit une large inspiration en se demandant pourquoi toutes les lumières à l’intérieur de l’entrepôt s’étaient éteintes. Il réalisa peu à peu qu’il avait planté ses doigts dans le tissu du sac qui contenait ses robes.
Des objets lourds frappaient la surface de l’eau autour de lui. Il leva les yeux, hébété, et vit les étoiles sur fond de ciel nocturne, le tout encadré par le contour irrégulier de ce qui avait été le toit de l’entrepôt. Des débris du bâtiment, soufflés très haut, continuaient de retomber vers le sol.
En scrutant les alentours, il se rendit compte que les murs du hangar avaient souffert également. Presque toute la partie émergée de la péniche avait disparu et la jetée à laquelle elle avait été amarrée n’était quasiment plus qu’un amas de petit bois.
Un peu plus loin sur le côté, la carcasse massive du dragon convulsa, puis s’affaissa, immobile. Il avait dû être projeté à cette distance par la violence de l’explosion de la chaudière.
Où est Mari ? Alain balaya les environs du regard, affolé, avant d’aviser une veste noire. Il nagea dans cette direction.
La jeune femme flottait sur le dos, plus sonnée qu’il ne l’avait été. Elle avait les yeux ouverts et bien vivants.
« Est-ce que ça va ?
— Euh… Ouais. »
Il l’aida à se rapprocher des restes de l’appontement, d’où ils purent grimper à grand-peine sur le quai à l’intérieur de ce qui subsistait de l’entrepôt. Mari considéra les décombres et la dépouille du dragon.