« Voilà pourquoi il ne faut jamais obstruer la soupape de sécurité d’une chaudière, dit-elle d’une voix presque aussi calme que celle d’un mage, comme si elle donnait un cours magistral.
— Comment se fait-il que nous ayons survécu ?
— La chaudière était au-dessus de la surface de l’eau quand elle a explosé. La majeure partie de sa puissance s’est propagée vers le haut et sur les côtés. Malheureusement pour le dragon et heureusement pour nous. C’est exactement ce que j’avais prévu, tu sais ? » Elle hocha la tête et regarda autour d’elle. « Nous devons filer avant que des gens n’arrivent pour enquêter sur ce qui s’est passé. Y a-t-il encore des mages sombres dans les parages ?
— Je n’en sens aucun. Si certains s’étaient aventurés près de l’entrepôt, ils l’ont sûrement regretté amèrement quand ta chaudière mécanique a explosé.
— Ouais. Allez, viens. »
Ils se levèrent en titubant et claudiquèrent à travers le champ de ruines. Sortir du bâtiment fut assez aisé dans la mesure où la plupart des murs avaient été soufflés par la déflagration. Des individus brandissant des torches et des lampes à huile affluaient déjà vers les lieux, et Mari entraîna Alain dans une autre direction. Mais un second groupe arrivait face à eux à grandes enjambées. La mécanicienne aperçut l’embrasure d’une porte plongée dans les ténèbres et y poussa le mage. Tapis dans ce recoin, ils virent des équipes de sauveteurs se diriger au pas de course vers l’entrepôt.
Pareil espace confiné favorisait une certaine proximité. Alain sentait les moindres mouvements de Mari alors qu’elle essayait de reprendre son souffle, tout comme il percevait la chaleur qui émanait d’elle. Il fut parcouru du désir fugace de l’attirer encore davantage contre lui et le réprima à grand-peine. Puis il la sentit frissonner.
« Tu es resté avec moi, glissa-t-elle avant qu’une de ses mains ne saisisse celle d’Alain.
— Je ne t’aurais jamais laissée seule face au danger », répondit-il, s’émerveillant une fois de plus des sensations que provoquait en lui le contact de la mécanicienne.
La voix de Mari se teinta de désespoir tandis que ses doigts raffermissaient leur étreinte.
« Je vais au-devant de gros ennuis.
— Personne ne peut te blâmer pour ce qui s’est passé cette nuit dans l’entrepôt.
— Oh, espèce de grand dadais de fabuleux mage, je ne parle pas de l’entrepôt. Est-ce que tu… m’apprécies ? Beaucoup ?
— Oui, Mari.
— Oh, non…
— Mais tu as dit… sur la péniche… tu as dit… »
Il était incapable de forcer les mots à sortir de sa bouche.
« Oui, je l’ai dit.
— Est-ce que…
— Oui, c’était sincère. » Elle relâcha sa main et ses deux bras le ceignirent si fort que c’en fut douloureux. « Mais, Alain… Oh, par les fournaises ! Ce n’est pas possible. »
L’esprit d’Alain s’emplit d’un tumulte où, hormis lui-même, plus rien n’existait d’autre qu’elle. Ses bras enlacèrent maladroitement la jeune femme. Il n’avait pas tenu quelqu’un contre son cœur depuis une éternité, depuis que les mages l’avaient emmené, de sorte qu’il ne savait plus comment s’y prendre.
Mari mit un terme à ce moment hors du temps en desserrant soudainement son étreinte.
« Nous… nous devrions y aller », dit-elle avant de s’éloigner.
Il la suivit en se demandant ce qui venait de se passer, et ils rejoignirent la foule grandissante qui envahissait la rue. Dans l’obscurité, il n’était pas évident de voir qu’ils étaient trempés, aussi purent-ils fendre le rassemblement de curieux jusqu’à ce que Mari trouvât une rue déserte.
S’adossant à un mur, elle regarda Alain avec un sourire triste.
« Tu sais, quand je suivais le cours élémentaire consacré aux machines à vapeur, le professeur nous avait dit : “N’obstruez jamais la soupape de sécurité. La seule d’entre vous qui pourrait s’y risquer est sans doute l’apprentie Mari, mais j’espère que même elle ne commettra pas cette imprudence juste pour voir ce que cela donne.” Et je l’ai fait ! »
Elle laissa échapper un rire forcé.
L’enseignement qu’Alain avait reçu déconseillant de rire avec une telle insistance, il était incapable de faire montre d’une hilarité similaire, même dans l’euphorie d’une survie inespérée. Il eut néanmoins toutes les peines du monde à se retenir de sourire.
« Nos doyens devraient être impressionnés par ce que nous avons accompli aujourd’hui. Pourtant, quelque chose me dit que ce ne sera pas le cas.
— Alain, tu es incroyable ! » Mari lui fit un sourire contrit. « Je n’arrive pas à croire que nous ayons survécu. Allez, vas-y, dis-le.
— Dire quoi ?
— Tu le sais pertinemment ! Tu avais raison. Entrer dans l’entrepôt s’est révélé très dangereux.
— Oui, mais ensemble nous avons su faire face au danger, et la menace des mécaniciens sombres contre toi à Dorcastel vient très probablement d’être éliminée. Tu avais raison, toi aussi.
— Moi aussi, j’avais raison ? Oh, nooon. » Mari semblait avoir perdu l’envie de plaisanter. Sa voix se teinta de nouveau des mêmes accents de désespoir qu’il avait entendus lorsqu’ils étaient dans l’embrasure de la porte. « Tu as l’occasion rêvée de m’asséner un cinglant “Je te l’avais bien dit” et, au lieu de cela, tu trouves le moyen de me dire que j’avais raison. C’est quoi ton problème, Alain ? Tu m’écoutes, tu me crois, tu me respectes et tu tiens à moi. Tu es honnête, intelligent, courageux et plein de ressources. Tu ne demandes jamais rien pour toi et tu es toujours là quand j’en ai besoin. Quels sont donc tes défauts ? Tu étais censé avoir des défauts. Se pourrait-il que tu sois parfait ? À l’exception de ce que je peux réparer, à savoir ta voix et ton visage qui n’expriment jamais rien ?
— Je ne suis pas parfait, rétorqua Alain. Et toutes ces choses que tu as mentionnées, elles valent également pour toi. Tu m’écoutes, tu crois… »
Il s’interrompit, la gorge nouée.
« Toi aussi, tu es intelligente et courageuse, capable de t’acquitter de n’importe quelle tâche. Tu m’as sauvé de situations qui semblaient désespérées. Mari, sais-tu à quel point il est difficile de tuer un dragon ? Un mage qui exécute une pareille prouesse acquiert un grand respect. Nous avons survécu. Je ne comprends pas pourquoi tu es si contrariée.
— Je suis contrariée parce que je voulais trouver ces défauts qui m’auraient donné des raisons de ne pas ressentir… ce que je ressens pour toi. Je voulais apprendre tout ce qui n’allait pas chez toi. Et tu ne t’es pas montré très coopératif. Ça ne peut pas marcher, Alain ! Ce n’est pas possible ! Ne le sais-tu donc pas ? Qu’est-ce que te ferait subir ta guilde si l’on venait à apprendre mon existence ? Dis-moi la vérité. »
Il savait que certaines émotions affleuraient sur son visage, il savait qu’elle y lisait la perplexité, ainsi que quelque chose d’autre, quelque chose que lui-même ne parvenait à comprendre. Mais, à cet instant, il était incapable de contrôler son expression.
« Ça a marché, Mari. Nous avons trouvé ceux qui étaient derrière l’illusion du dragon, nous avons détruit leur création et leur base…
— Ce n’est pas ce dont je parle. » Elle se laissa glisser le long du mur, les traits marqués par la détresse, les yeux rivés sur lui. « Tu sais que ce n’est pas de cela que je parle. Et tu ne réponds pas à ma question. »
Alain sentit son estomac se contracter.
« Je…
— Est-ce que tu ressens quelque chose ? » Sa voix prit un ton de supplique. « Suis-je une belle idiote ? Tu as dit m’apprécier. Est-ce vrai ? Sais-tu ce que cela signifie ? Des émotions sont-elles toujours enfouies en toi, ou est-ce moi qui me suis fait des idées ?