Il avait enfin du temps pour réfléchir. Même s’il n’était pas vêtu de ses robes de mage, il avait été obligé d’utiliser des sortilèges. Quelqu’un dans l’entrepôt pouvait en avoir vu assez pour se rendre compte que Mari avait coopéré avec un mage. Les mages sombres connaissaient-ils suffisamment la prophétie pour comprendre ce que cela signifiait ? Qu’en était-il de la guilde des mécaniciens ?
Mari se tenait debout dans la rue déserte. Le noir de sa veste de mécanicienne se fondait dans le jais de ses cheveux ; coiffure et vêtement était de même teinte que les ombres qui l’entouraient, la jeune femme donnait l’impression de se dissoudre dans la nuit. Le temps défila lentement, mais Alain finit par entendre un brouhaha qui approchait, fendant le silence des rues environnantes. Quelques instants plus tard, un groupe de mécaniciens apparut. Ils marchaient rapidement.
Mari leva le bras et l’agita doucement ; elle le maintint levé un peu plus longtemps que nécessaire avant de le laisser retomber.
Alain ne partit pas aussitôt et regarda les mécaniciens rejoindre Mari. Il attendit qu’ils s’éloignent vers les ruines de l’entrepôt des mécaniciens sombres. Quand le dernier membre du groupe disparut de son champ de vision, Alain sortit les robes de mage trempées de son sac et enfila le vêtement dégoulinant d’eau. Il sécherait durant le long trajet jusqu’à l’hôtel de sa guilde et le froid humide constituerait un dérivatif idéal aux sensations singulières qu’il éprouvait.
Mari avait dit qu’elle l’aimait. Pourquoi est-ce que cela la rendait triste ? Pour Alain, les émotions et l’attachement à autrui n’étaient que des entraves, des sources de distraction, les pires errements possibles pour un mage. Les doyens avaient œuvré pour faire entrer ces notions dans les crânes de tous les acolytes. Pourtant, même s’il se sentait au plus mal à cet instant précis, il était également empli d’une joie incommensurable. L’amour était décidément un sentiment étrange.
Alain s’arrêta au milieu de la rue, tendit la main devant lui et se concentra. Une chaleur intense se forma au-dessus de sa paume. Quand l’énergie fut à son maximum, il envoya la boule de feu vers le ciel où elle s’évanouit. Ce sentiment étrange est-il réellement de l’amour ? Je pense que oui. Toutefois, je n’ai rien perdu de mes pouvoirs. Bien au contraire, je me sens plus fort que jamais. Quelle est donc cette voie que je viens de découvrir ?
Comment puis-je faire ce qui doit être fait pour protéger la descendante mentionnée dans la prophétie, pour arrêter cette tempête, si toutes mes pensées sont tournées vers Mari ?
Il se mit en route vers l’hôtel de sa guilde à travers une nuit qui lui sembla plus sombre que d’ordinaire, en se demandant comment il pourrait expliquer le fait qu’il sût que les dragons de Dorcastel avaient été vaincus.
Chapitre 17
Le lendemain matin, lorsqu’il se vit convoqué pour la Question, Alain n’avait toujours pas trouvé d’explication satisfaisante. Il n’arrivait pas à discerner les visages des trois doyens assis devant lui, mais il était certain que la mage âgée était présente.
« Nous avons la confirmation de votre rapport relatif à l’implication des mécaniciens dans l’incident des dragons, mage Alain », dit un des doyens d’une voix dépourvue de toute chaleur, de toute approbation, de toute gratitude. Il n’y avait là que les inflexions impassibles d’un mage.
Le second doyen prit la parole, c’était une femme dont le ton était encore plus dénué d’émotion que celui de l’homme qui avait ouvert la séance.
« Comment avez-vous appris cela ?
— La nuit dernière, je me trouvais dans le port intérieur, après avoir passé le plus clair de la journée à méditer. »
S’il devait leur servir une histoire inventée de toutes pièces, autant qu’elle le mît en valeur.
« J’ai vu des mécaniciens se disputer et se battre ; j’ai pensé que disposer de davantage d’informations au sujet de cet incident servirait les intérêts de ma guilde. J’ai utilisé un sort de dissimulation pour me mêler à eux et j’ai vu une de leurs créations qui aurait pu causer les dégâts que l’on a imputés aux dragons.
— Il est heureux que vous vous soyez trouvé à l’endroit idéal pour ce faire, commenta le troisième doyen d’un ton neutre. Étiez-vous en compagnie d’une femme cette nuit, mage Alain ? »
Il ne répondit pas aussitôt.
« Une femme du commun. Elle…
— Vous avez passé presque toute la journée avec cette femme. »
L’avait-on surveillé ? Ou n’était-ce qu’une conjecture ? Il décida qu’il était plus prudent de supposer que les doyens savaient.
« Oui.
— Vous portiez des vêtements communs, mage Alain. Pourquoi ? »
Ils l’avaient surveillé. Néanmoins, il avait une explication à leur offrir.
« J’avais envie de la compagnie physique d’une femme.
— Nous ne doutons pas de la véracité de cette partie de votre histoire, mage Alain. »
Les doyens discutèrent entre eux à voix basse, de sorte qu’Alain ne pouvait entendre leurs propos. Puis le premier doyen s’adressa de nouveau à lui.
« Les besoins physiques peuvent détourner de la sagesse, surtout chez les jeunes mages. Nous le savons. Mais il a été porté à notre attention que la femme du commun ressemblait à la mécanicienne avec qui vous étiez dans le désert et à Ringhmon. »
Ils en savaient bien plus que ce à quoi il s’était attendu. Les tentatives d’Alain pour affabuler furent perturbées par des spéculations quant à la sévérité de la punition qu’il recevrait, par l’incertitude de quitter cette pièce en vie. Il ne fut pas surpris que l’inquiétude principale dans son esprit ne concernât pas son possible trépas, mais la peur d’être dans l’incapacité de faire savoir à Mari ce qu’il était advenu de lui. Il ne voulait pas qu’elle pensât qu’il lui avait menti, qu’il avait décidé de lui tourner le dos.
« Cette femme ressemblait en effet à la mécanicienne, finit-il par lâcher.
— Désirez-vous cette mécanicienne, mage Alain ? »
Mentir. Mentir bien mieux qu’il ne l’avait jamais fait, ou connaître la mort avant la fin du jour.
« Non. »
Ce simple mot avait-il été aussi dépourvu d’émotion qu’il lui avait semblé ?
« C’est une mécanicienne.
— Exactement. Une ombre, une ennemie de votre guilde, une créature qui cherche à détruire vos pouvoirs, à n’en point douter. Comprenez-vous cela, mage Alain ? Vous avez voulu goûter à l’interdit en utilisant une femme du commun comme substitut. Chez quelqu’un d’aussi jeune, de tels errements peuvent survenir, mais ils ne doivent pas se répéter. La prochaine fois, cela pourrait vous conduire dans les bras de la mécanicienne, et si elle vous prend dans ses rets, vous ne connaîtrez plus jamais la liberté et vos pouvoirs seront réduits à néant. Comprenez-vous ? »
Alain s’efforça de dissimuler son soulagement. Les doyens avaient mal interprété ce qu’ils avaient vu.
« Celui-ci comprend.
— Et les mages sombres ? s’enquit un des doyens. Avez-vous vu leur dragon ?
— Oui, doyen. Sa carcasse était dans l’entrepôt occupé par les mécaniciens. »
La doyenne laissa la jubilation affleurer dans sa voix.
« Une aubaine. Nous ferons savoir à tous que ce dragon a été créé par la guilde pour faire échouer les machinations des mécaniciens. »
Les autres doyens émirent de petits bruits approbateurs.