— Ma reine, répondit Tristifer, ici nous avons des remparts, mais si nous atteignons la mer pour découvrir que les Loups ont pris nos navires ou les ont chassés…
— … nous mourrons, termina-t-elle sur un ton jovial. Mais au moins, nous mourrons les pieds mouillés. Les Fer-nés se battent mieux quand ils ont les embruns salés dans les narines plutôt que le bruit du ressac dans le dos. »
Hagen sonna trois courts appels de trompe en rapide succession, le signal qui devait renvoyer les Fer-nés à leurs navires. D’en bas montèrent des cris, le choc des piques et des épées, le hennissement des chevaux. Trop peu de montures et trop peu de cavaliers. Asha se dirigea vers l’escalier. Dans la cour, elle trouva Qarl Pucelle qui attendait avec la jument baie d’Asha, son casque de guerre et ses haches de jet. Des Fer-nés conduisaient des chevaux hors des écuries de Galbart Glover.
« Un boutoir ! cria une voix du haut des remparts. Ils ont un boutoir !
— À quelle porte ? demanda Asha en sautant en selle.
— Au nord ! » De l’autre côté des remparts de bois moussu de Motte-la-Forêt résonna soudain la clameur des trompettes.
Des trompettes ? Des Loups avec des trompettes ? Ce n’était pas normal, mais Asha n’avait pas le temps d’y réfléchir. « Ouvrez la porte sud », ordonna-t-elle au moment même où le portail nord s’ébranlait sous l’impact du boutoir. Elle tira une hache de lancer à manche court de sa bandoulière sur son épaule. « L’heure du hibou s’est enfuie, mes frères. Voici venue l’heure de la pique, de l’épée, de la hache. En formation. Nous rentrons chez nous ! »
De cent gorges jaillirent des rugissements : « Chez nous ! » et « Asha ! » Tris Botley vint au galop se placer près d’elle sur un grand étalon rouan. Dans la cour, ses hommes se regroupèrent entre eux, brandissant épieux et boucliers. Qarl Pucelle, qui n’était point cavalier, alla se placer entre Âpre-langue et Lorren Longue-hache. Lorsque Hagen dévala les degrés de la tour de guet pour venir les rejoindre, la flèche d’un fils de Loup le cueillit en plein ventre et l’envoya plonger, tête la première, sur le sol. Sa fille courut à lui, en se lamentant. « Amenez-la », ordonna Asha. L’heure n’était pas au deuil. Rolfe le Gnome hissa la fille sur son cheval, dans une envolée de cheveux roux. Asha entendit grincer la porte nord quand le boutoir la percuta de nouveau. Nous aurons peut-être besoin de nous tailler un passage dans leurs rangs, songea-t-elle, alors que la porte sud s’ouvrait largement devant eux. La voie était libre. Pour combien de temps ?
« Sortez ! » Asha enfonça les talons dans les flancs de son cheval.
Les hommes et les montures étaient tous également au trot en atteignant les arbres de l’autre côté du champ détrempé, où des tiges mortes de blé d’hiver moisissaient sous la lune. Asha maintint ses cavaliers en arrière-garde, afin de presser les retardataires et de veiller à ce que nul ne demeure à la traîne. De hauts pins plantons et d’anciens chênes contrefaits se refermèrent sur eux. La forêt entourant Motte portait à bon escient le nom de Bois-Profond. Ses arbres étaient énormes et sombres, vaguement menaçants. Leurs branches s’entremêlaient et grinçaient à chaque souffle de vent, et leurs plus hautes branches griffaient la face de la lune. Le plus tôt nous serons sortis d’ici, le mieux je me sentirai, se dit Asha. Ces arbres nous détestent tous, au profond de leur cœur de bois.
Ils poursuivirent leur progression vers le sud-sud-ouest, jusqu’à ce que les tours en bois de Motte-la-Forêt eussent disparu à la vue et que la clameur des trompettes eût été avalée par la forêt. Les Loups ont repris leur château, jugea-t-elle, peut-être se satisferont-ils de nous laisser aller.
Tris Botley vint au trot se placer à sa hauteur. « Nous prenons la mauvaise direction », dit-il en indiquant d’un geste la lune qui les épiait à travers le couvert des ramures. « Il faut virer au nord, vers les navires.
— À l’ouest d’abord, insista Asha. À l’ouest, jusqu’à ce que le soleil se lève. Ensuite, au nord. » Elle se tourna vers Rolfe le Gnome et Roggon Barbe-rouille, ses meilleurs cavaliers. « Partez en éclaireurs, et assurez-vous que la voie est libre. Je ne veux pas de surprises quand nous atteindrons la côte. Si vous tombez sur des Loups, revenez me porter la nouvelle.
— S’il le faut », promit Roggon à travers son immense barbe rousse.
Après que les éclaireurs eurent disparu entre les arbres, le reste des Fer-nés reprirent leur route, mais la progression était lente. Les arbres leur masquaient la lune et les étoiles, et sous leurs pieds le sol de la forêt était noir et trompeur. Avant qu’ils aient parcouru un demi-mille, la jument de son cousin Quenton trébucha dans un trou et se brisa la jambe avant. Quenton dut lui trancher la gorge pour l’arrêter de hennir. « Nous devrions fabriquer des torches, la pressa Tris.
— Le feu va attirer les Nordiens sur nous. » Asha jura dans sa barbe, se demandant si elle n’avait pas commis une erreur en quittant le château. Non. Si nous étions restés pour nous battre, nous serions sans doute tous morts à l’heure qu’il est. Mais il ne servait à rien de continuer à tâtonner dans le noir, non plus. Ces arbres nous tueront s’ils le peuvent. Elle retira son casque et repoussa ses cheveux trempés de sueur. « Le soleil se lève dans quelques heures. Nous allons faire halte ici et nous reposer jusqu’au point du jour. »
Faire halte se révéla simple ; le repos vint difficilement. Nul ne dormit, pas même Dale Paupières-lourdes, un rameur qu’on avait vu somnoler entre deux coups de rame. Certains hommes firent circuler une outre du vin de pomme de Galbart Glover, se la passant de main en main. Ceux qui avaient apporté de la nourriture la partagèrent avec ceux qui n’en avaient pas. Les cavaliers nourrirent et abreuvèrent leurs chevaux. Son cousin Quenton Greyjoy envoya trois hommes escalader des arbres, afin de guetter dans la forêt le moindre signe de torches. Cromm aiguisa sa hache, et Qarl Pucelle son épée. Les chevaux broutèrent une herbe folle morte et brune. La fille rousse d’Hagen attrapa Tris Botley par la main pour l’entraîner parmi les arbres. Quand il se refusa, elle s’en fut avec Harl Six-Orteils.
Si seulement je pouvais en faire autant. Il serait bon de se perdre une dernière fois entre les bras de Qarl. Asha avait au creux du ventre un mauvais pressentiment. Sentirait-elle jamais le pont du Vent noir sous ses pieds à nouveau ? Et si cela arrivait, où mènerait-elle le navire ? Les îles me sont fermées, à moins que je ne veuille ployer le genou, écarter les cuisses et subir les étreintes d’Erik Forgefer, et aucun port de Westeros ne risque d’accueillir la fille de la Seiche à bras ouverts. Elle pouvait se reconvertir dans le commerce, comme Tris semblait le souhaiter, ou cingler vers les Degrés de Pierre et y rejoindre les pirates. Ou…
« J’adresse à chacun de vous un morceau de prince », marmonna-t-elle.
Qarl sourit. « C’est de toi que je préférerais avoir un morceau, chuchota-t-il, un bas morceau qui… »