— Non. » Toute trace de chaleur avait quitté la bouche de lord Nerbosc. « Je sais à qui j’ai affaire. Régicide.
— Fort bien. » Jaime monta en selle et tourna Honneur vers la porte. « Je vous souhaite bonne récolte et la joie de la paix du roi. »
Il ne chevaucha pas loin. Lord Jonos Bracken l’attendait devant Corneilla, tout juste hors de portée d’une bonne arbalète. Il était monté sur un destrier caparaçonné et avait revêtu sa plate et sa maille, et un grand heaume d’acier gris orné d’un cimier en crin de cheval. « Je les ai vus amener la bannière du loup-garou, dit-il quand Jaime l’atteignit. Est-ce fait ?
— Fait et conclu. Rentrez chez vous ensemencer vos champs. »
Lord Jonos leva sa visière. « Je gage que j’ai plus de champs à ensemencer que lorsque vous êtes entré dans ce château.
— Boucle, Haie-du-Bois, la Miélaie et toutes ses ruches. » Il en oubliait une. « Oh, et la crête de l’Arbalète.
— Un moulin, insista Bracken. Il me faut un moulin.
— Le moulin du Seigneur. »
Lord Jonos émit un renâclement de dérision. « Certes, cela fera l’affaire. Pour le moment. » Il désigna Hoster Nerbosc, qui chevauchait en arrière avec Peck. « Est-ce cela qu’il a vous a donné comme otage ? On vous a abusé, ser. Un avorton, celui-ci. De l’eau en lieu de sang. Sa taille n’y fait rien, n’importe laquelle de mes filles saurait le casser en deux comme une branche morte.
— Combien de filles avez-vous, messire ? lui demanda Jaime.
— Cinq. Deux de ma première femme et trois de ma troisième. » Trop tard, il parut comprendre qu’il avait pu en dire trop.
« Envoyez-en une à la cour. Elle aura le privilège de servir la reine régente. »
Le visage de Bracken s’assombrit quand il prit conscience de la teneur de ces paroles. « Est-ce ainsi que vous payez la Haye-Pierre de son amitié ?
— Servir la reine est un grand honneur, rappela Jaime à Sa Seigneurie. Vous voudrez sans doute insister auprès d’elle sur ce point. Nous espérons voir l’enfant avant la fin de l’année. » Sans attendre la réponse de lord Bracken, il toucha avec légèreté Honneur de ses éperons dorés et s’en fut au trot. Ses hommes se mirent en formation et le suivirent dans un flot de bannières. Le château et le camp furent vite perdus derrière eux, voilés par la poussière de leurs sabots.
Ni les hors-la-loi ni les loups ne les avaient ennuyés en route vers Corneilla, aussi Jaime décida-t-il de rentrer par un trajet différent. Si les dieux étaient bons, il pourrait tomber sur le Silure, ou inciter Béric Dondarrion à quelque attaque imprudente.
Ils suivaient la Veuve quand le jour vint à manquer. Jaime appela son otage à l’avant et lui demanda où trouver le plus proche gué, et le garçon les y conduisit. Tandis que la colonne traversait dans des gerbes d’eau, le soleil se coucha derrière une paire de collines herbeuses. « Les Tétons », annonça Hoster Nerbosc.
Jaime se remémora la carte de lord Bracken. « Il y a un village entre ces collines.
— L’Arbre-sous, confirma le gamin.
— Nous allons y camper cette nuit. » S’il y avait sur place des villageois, ils connaîtraient peut-être la présence de ser Brynden ou des hors-la-loi. « Lord Jonos a fait un commentaire sur la possession de ces tétons », rappela-t-il au fils Nerbosc tandis qu’ils faisaient route vers les collines qui s’assombrissaient et les derniers feux du jour. « Les Bracken les appellent par un nom et les Nerbosc par un autre.
— Certes, messire. Depuis une centaine d’années. Auparavant, c’étaient les Tétons de la Mère, ou juste les Tétons. Il y en a deux, et on trouvait qu’elles ressemblaient…
— Je vois bien à quoi elles ressemblent. » Jaime se retrouva à penser à la femme sous la tente, et à la manière dont elle avait voulu cacher ses grandes aréoles brunes. « Qu’est-ce qui a changé, il y a cent ans ?
— Aegon l’Indigne a pris Barba Bracken pour maîtresse, répondit l’amateur de livres. C’était une fille fort mamelue, dit-on, et un jour que le roi visitait la Haye-Pierre, il s’en alla chasser, vit les Tétons, et…
— … leur donna le nom de sa maîtresse. » Aegon IV était mort longtemps avant la naissance de Jaime, mais il se souvenait assez de l’histoire de son règne pour deviner ce qui s’était passé ensuite. « Seulement plus tard, il a délaissé la fille pour se lier avec une Nerbosc, est-ce bien ce qui est advenu ?
— Lady Melissa, confirma Hoster. Missy, on l’appelait. Il y a une statue d’elle dans notre bois sacré. Elle était beaucoup plus belle que Barba Bracken, mais fine, et on entendit Barba clamer que Missy était plate comme un garçon. Quand le roi Aegon l’entendit, il…
— … il lui a donné les tétons de Barba. » Jaime rit. « Comment tout a-t-il commencé, entre les Nerbosc et les Bracken ? Est-ce consigné par écrit ?
— Oui, messire, assura le garçon, mais certaines chroniques ont été rédigées par leurs mestres et d’autres par les nôtres, des siècles après les événements qu’elles ont l’ambition de rapporter. Cela remonte à l’Âge des Héros. Les Nerbosc étaient rois, en ce temps-là. Les Bracken étaient des nobliaux, renommés par leur élevage de chevaux. Plutôt que de payer au roi son juste dû, ils employèrent l’or que leur rapportaient les chevaux pour engager des épées et le renverser.
— Quand cela est-il arrivé ?
— Cinq cents ans avant les Andals. Mille, s’il faut en croire L’Histoire véritable. Seulement, nul ne sait quand les Andals ont traversé le détroit. L’Histoire véritable dit que quatre mille ans se sont écoulés depuis lors, mais certains mestres affirment qu’il n’y en a eu que deux. Au-delà d’un certain point, toutes les dates s’embrouillent et se mélangent, et la clarté de l’histoire cède la place à la brume des légendes. »
Il plairait à Tyrion, celui-là. Ils pourraient causer du crépuscule à l’aube, à discuter de livres. Un moment, son amertume vis-à-vis de son frère fut oubliée, jusqu’à ce qu’il se souvînt ce qu’avait fait le Lutin. « Alors, vous vous disputez une couronne que l’un de vous a prise à l’autre au temps où les Castral tenaient encore Castral Roc, est-ce là la racine de tout ? La couronne d’un royaume qui n’existe plus depuis des millénaires ? » Il eut un petit rire. « Tant d’années, tant de guerres, tant de rois… On pourrait penser que quelqu’un aurait conclu une paix.
— Certains l’ont fait, messire. Bien des certains. Nous avons eu cent paix avec les Bracken, nombre d’entre elles scellées par des mariages. Il y a du sang de Nerbosc dans chaque Bracken, et du sang de Bracken chez chaque Nerbosc. La Paix du Vieux Roi a duré un demi-siècle. Et puis, une fraîche querelle a éclaté, et les vieilles blessures se sont rouvertes et ont recommencé à saigner. C’est ainsi qu’il en va toujours, dit mon père. Tant que les hommes se souviendront des torts causés à leurs ancêtres, aucune paix ne durera jamais. Aussi, nous continuons, siècle après siècle, et nous haïssons les Bracken et ils nous haïssent. Mon père assure que cela n’aura jamais de fin.
— Cela pourrait, pourtant.
— Comment, messire ? Les anciennes blessures ne guérissent jamais, affirme mon père.
— Mon père aussi avait une maxime. Jamais ne blesse un adversaire que tu peux tuer. Les morts ne crient pas vengeance.