L’une d’elles l’était par un nain. Rasé de près et rose de joue, avec une tignasse de cheveux marron, un front lourd et un nez épaté, il était perché sur un haut tabouret, une cuillère en bois à la main, à contempler un bol de gruau vaguement pourpre avec des yeux cernés de rouge. Qu’il est donc laid, le petit bougre, fut la réaction de Tyrion.
L’autre nain perçut son regard. Lorsqu’il leva la tête et qu’il vit Tyrion, la cuillère lui glissa des doigts.
Tyrion alerta Mormont. « Il m’a vu.
— Et alors ?
— Il me reconnaît. Il sait qui je suis.
— Dois-je te fourrer dans un sac afin que nul ne te voie ? » Le chevalier toucha la poignée de sa longue épée. « S’il a l’intention de s’emparer de toi, je l’y convie de bon cœur. »
Tu le convies à mourir, tu veux dire, traduisit Tyrion dans sa tête. Quelle menace pourrait-il poser contre un grand gaillard comme toi ? Ce n’est qu’un nain.
Ser Jorah s’arrogea une table dans un coin tranquille et commanda à manger et à boire. Ils déjeunèrent de molles galettes de pain chaud, de frai de poisson rose, de saucisses au miel et de sauterelles frites, arrosées d’une bière noire aigre-douce. Tyrion dévora comme un homme à demi mort de faim. « Tu as un solide appétit, ce matin, commenta le chevalier.
— J’ai entendu dire qu’on mangeait très mal, aux enfers. » Tyrion jeta un coup d’œil vers la porte, par laquelle un homme venait d’entrer : grand et voûté, sa barbe en pointe teinte de taches mauves. Un négociant tyroshi. Une bouffée de bruits du dehors entrèrent avec lui : les cris des mouettes, un rire de femme, les voix des poissonnières. L’espace d’un demi-battement de cœur, il crut voir Illyrio Mopatis, mais ce n’était qu’un de ces éléphants blancs nains qui passait devant l’entrée principale.
Mormont étala du frai de poisson sur une tranche de galette et mordit dedans. « Tu attends quelqu’un ? »
Tyrion haussa les épaules. « On ne sait jamais qui le vent peut pousser à l’intérieur. L’amour de ma vie, le fantôme de mon père, un canard. » Il jeta une sauterelle dans sa bouche et la croqua. « Pas mal. Pour une bestiole.
— La nuit dernière, toutes les conversations portaient sur Westeros, ici. Un lord en exil a engagé la Compagnie Dorée pour lui regagner ses terres. La moitié des capitaines de Volantis se hâtent de remonter le fleuve jusqu’à Volon Therys pour lui proposer leurs navires. »
Tyrion venait tout juste d’avaler une autre sauterelle. Il faillit s’étrangler avec. Est-ce qu’il se moque de moi ? Que peut-il savoir de Griff et d’Aegon ? « Merde, dit-il. J’avais moi-même l’intention d’engager la Compagnie Dorée pour me reconquérir Castral Roc. » Pourrait-il s’agir d’une manœuvre de Griff, de fausses nouvelles répandues délibérément ? À moins… Le joli petit prince avait-il gobé l’appât ? Les avait-il tournés vers l’ouest plutôt que l’est, aurait-il renoncé à l’espoir d’épouser la reine Daenerys ? Renoncé aux dragons… Griff le lui permettrait-il ? « Je louerais volontiers vos services également, ser. Le trône de mon père me revient de droit. Jurez-moi votre épée et, quand je l’aurai remporté, je vous couvrirai d’or.
— J’ai vu un jour un homme couvert d’or. Ce n’était pas un beau spectacle. Si jamais tu prends mon épée, ce sera dans les tripes.
— Un remède assuré à la constipation, admit Tyrion. Demandez donc à mon père. » Il tendit la main vers sa chope et y but lentement, pour aider à masquer tout ce qui pouvait paraître sur son visage. Ce devait être un stratagème, conçu pour apaiser les soupçons volantains. Faire monter les hommes à bord sous ce prétexte et s’emparer des navires une fois que la flotte serait en haute mer. Serait-ce là le plan de Griff ? Cela pourrait marcher. La Compagnie Dorée était forte de dix mille hommes, aguerris, disciplinés. Aucun d’eux n’est marin, toutefois. Griff devra garder une épée sous chaque gorge, et s’ils devaient entrer en baie des Serfs et se battre…
La serveuse revint. « La veuve va vous recevoir ensuite, noble ser. Lui avez-vous apporté un présent ?
— Oui. Merci. » Ser Jorah glissa une pièce dans la paume de la fille et la renvoya.
Tyrion fronça les sourcils. « De quelle veuve s’agit-il ?
— La veuve du front de fleuve. À l’est de la Rhoyne, on l’appelle encore la gueuse de Vogarro, quoique jamais en face. »
Cela n’éclaira guère le nain. « Et Vogarro était… ?
— Un Éléphant, sept fois triarque, très riche, une puissance des quais. Tandis que d’autres bâtissaient des navires et les pilotaient, il construisait des quais et des entrepôts, recevait les cargaisons, changeait l’argent, assurait les propriétaires de navires contre les fortunes de mer. Il faisait également la traite des esclaves. Quand il s’est entiché de l’une d’entre eux, une chaufferette formée à Yunkaï à la méthode des sept soupirs, il y a eu un grand scandale… et encore un plus grand quand il l’eut affranchie et prise pour femme. Après sa mort, elle lui a succédé aux affaires. Comme nul affranchi ne peut vivre dans l’enceinte du Mur Noir, elle a été contrainte de vendre la résidence de Vogarro. Elle s’est établie au Comptoir des Marchands. Cela s’est passé il y a trente-deux ans, et elle y demeure encore à ce jour. Elle est là, derrière toi, au fond de la cour, en train de donner audience à sa table habituelle. Non, ne regarde pas. Il y a quelqu’un avec elle en ce moment. Quand il aura terminé, ce sera notre tour.
— Et de quelle façon cette vieille chouette vous aidera-t-elle ? »
Ser Jorah se mit debout. « Observe, tu verras bien. Il s’en va. »
Tyrion sauta de sa chaise avec un désordre de fers. Voilà qui devrait être instructif.
Il y avait quelque chose du renard dans la façon dont la femme siégeait dans son coin en bordure de cour, quelque chose du reptile dans ses yeux. Ses cheveux blancs étaient si fins que le rose de son cuir chevelu transparaissait. Sous un œil, elle portait encore de légères cicatrices à l’endroit où un scalpel avait découpé ses larmes. Les reliefs de son repas du matin jonchaient littéralement la table – des têtes de sardines, des noyaux d’olives, des morceaux de galette. Tyrion ne manqua pas de noter avec quelle habileté elle avait choisi sa « table habituelle » ; un mur de pierre dans son dos, une alcôve feuillue sur un côté pour ses entrées et ses sorties, un point de vue parfait sur la porte principale de l’auberge, et pourtant un tel retrait dans l’ombre qu’elle-même était pratiquement invisible.
La vue de Tyrion fit sourire la vieille femme. « Un nain », ronronna-t-elle d’une voix aussi sinistre que douce. Elle parlait la Langue Commune avec à peine une pointe d’accent. « Les nains envahissent Volantis, ces derniers temps, dirait-on. Celui-ci connaît-il des tours ? »
Oui, eut envie de répondre Tyrion. Donnez-moi une arbalète, et je vous montrerai mon préféré. « Non, répondit ser Jorah.
— Quel dommage. J’ai eu jadis un singe qui savait exécuter toutes sortes de malices. Votre nain me le rappelle. Est-ce un cadeau ?
— Non. Je vous ai apporté ceci. » Ser Jorah tira sa paire de gants et les fit claquer sur la table à côté des autres présents que la veuve avait reçus ce matin-là : un ciboire d’argent, un éventail ornementé taillé dans des lames de jade si fines qu’elles étaient translucides, et une antique dague en bronze marquée de runes. À côté de tels trésors, les gants paraissaient bon marché et vulgaires.