« Alors est survenu un long et cruel hiver, racontait ser Bartimus. La Blanchedague a été prise par les glaces, même l’estuaire en a gelé. Les vents débagoulaient du Nord en hurlant et y-z-ont repoussé les esclavagistes à l’intérieur, pour aller s’ pelotonner autour de leurs feux et, pendant qu’ils étaient en train d’ se chauffer, un roi leur est tombé d’sus. Brandon Stark, c’était, l’arrière-p’tit-fils d’Edrick Barbeneige, çui qu’on a app’lé Yeux de Glace. Il a repris l’Antre du Loup, il a foutu les esclavagistes à poil et il les a donnés aux esclaves qu’il avait trouvés enchaînés dans les cachots. On raconte qu’les esclaves ont enguirlandé de leurs entrailles les ramures de l’arbre-cœur, en offrande aux dieux. Aux anciens dieux, pas à ces nouveaux, là, venus du Sud. Vos Sept, ils connaissent pas l’hiver, et l’hiver les connaît pas. »
Davos n’aurait pas pu discuter la véracité de la chose. Après ce qu’il avait vu à Fort-Levant, il ne tenait pas lui non plus à connaître l’hiver. « Quels dieux vénères-tu ? demanda-t-il au chevalier unijambiste.
— Les anciens. » Quand ser Bartimus souriait, il ressemblait tout à fait à un crâne. « Moi et les miens, on était ici avant les Manderly. Si ça s’ trouve, c’est mes ancêtres qu’ont accroché ces entrailles dans tout l’arbre.
— Je ne savais pas que les Nordiens offraient des sacrifices sanglants à leurs arbres-cœur.
— Y a tant et plus de choses que vous savez pas sur le Nord, vous les Sudiers », répliqua ser Bartimus.
Il n’avait pas tort. Davos, assis auprès de sa chandelle, regardait les lettres qu’il avait griffonnées mot après mot durant ses jours de captivité. J’ai été meilleur trafiquant que chevalier, avait-il écrit à sa femme, meilleur chevalier que Main du Roi, meilleure Main du Roi que mari. Je regrette tant, Marya, je t’ai aimée. Je t’en prie, pardonne-moi mes torts envers toi. Si Stannis vient à perdre cette guerre, nos terres seront perdues aussi. Conduis les enfants de l’autre côté du détroit, à Braavos, et apprends-leur à penser à moi avec bienveillance, si tu le veux bien. Si Stannis remporte le Trône de Fer, la maison Mervault survivra et Devan restera à la cour. Il t’aidera à placer les autres garçons auprès de nobles seigneurs, où ils pourront servir en tant que pages et écuyers et gagner leur rang de chevalier. C’était le meilleur conseil qu’il pût lui donner, mais il aurait souhaité que cela rendît un son plus sage.
Il avait également écrit à chacun de ses trois fils encore en vie, pour les aider à conserver le souvenir de ce père qui leur avait payé des noms avec des bouts de ses doigts. Ses notes à l’adresse de Steffon et du jeune Stannis étaient brèves, raides et maladroites ; à vrai dire, il ne les connaissait pas moitié aussi bien qu’il avait connu leurs aînés, ceux qui avaient péri brûlés ou noyés sur la Néra. À Devan, il écrivit plus longuement, pour lui dire combien il était fier de voir son propre fils écuyer du roi, et lui rappeler qu’en tant qu’aîné, il avait pour devoir de protéger la dame sa mère et ses plus jeunes frères. Dis à Sa Grâce que j’ai fait de mon mieux. Je regrette de l’avoir failli. J’ai perdu ma chance en perdant les os de mes phalanges, le jour où le fleuve a brûlé, en contrebas de Port-Réal.
Davos feuilleta lentement les lettres, relisant chacune plusieurs fois, en se demandant s’il devait changer un mot ici ou en ajouter un là. On devrait avoir davantage à dire quand on contemple la fin de sa vie, songea-t-il, mais les mots lui venaient difficilement. Je n’ai pas si mal réussi, essaya-t-il de se persuader. J’ai fait du chemin depuis Culpucier pour devenir Main du Roi, et j’ai appris à lire et à écrire.
Il était encore penché sur les missives quand il entendit le bruit de clés en fer tintant à un anneau. Le temps d’un demi-battement de cœur, la porte de sa cellule s’ouvrit largement.
Celui qui passa le seuil n’était aucun de ses geôliers. C’était un homme grand et hâve, au visage profondément buriné, avec une crinière de cheveux bruns grisonnants. Une longue épée pendait à sa hanche, et sa cape écarlate au riche coloris était retenue sur son épaule par une lourde broche d’argent en forme de poing ganté de maille. « Lord Mervault, déclara-t-il, nous n’avons pas beaucoup de temps. Je vous prie de me suivre. »
Davos considéra l’étranger d’un œil méfiant. Le « je vous prie » le désarçonnait. Les hommes qui vont perdre leur chef et leurs mains ne se voyaient pas souvent accorder de telles formules de courtoisie. « Qui êtes-vous ?
— Robett Glover, ne vous déplaise, messire.
— Glover. Votre siège ancestral était Motte-la-Forêt.
— Celui de mon frère Galbart. Il l’était, et l’est encore, grâce à Stannis votre roi. Il a repris Motte à la garce fer-née qui l’avait usurpé et offre de le restituer à ses légitimes propriétaires. Il s’est passé tant et plus de choses tandis que vous étiez confiné entre ces murs, lord Davos. Moat Cailin est tombée, et Roose Bolton est rentré au Nord avec la benjamine de Ned Stark. Un ost de Frey l’y a accompagné. Bolton a envoyé des corbeaux, pour convoquer tous les seigneurs du Nord à Tertre-bourg. Il exige hommage et otages… et des témoins aux noces d’Arya Stark avec son bâtard Ramsay Snow, alliance par laquelle les Bolton ont l’intention de revendiquer Winterfell. Et maintenant, allez-vous venir avec moi, ou pas ?
— Quel choix ai-je, messire ? Venir avec vous ou rester avec Garth et Madame Lou ?
— Qui est cette Madame Lou ? Une des lavandières ? » Glover s’impatientait. « Tout vous sera expliqué si vous me suivez. »
Davos se mit debout. « Si je venais à mourir, je prie Votre Seigneurie de veiller à ce que mes lettres soient transmises.
— Vous avez ma parole sur cela… quoique, si vous mourez, ce ne sera point aux mains d’un Glover, ni de lord Wyman. Allons, vite à présent, avec moi. »
Glover le mena le long d’un couloir obscur et au bas d’une volée de marches usées. Ils traversèrent le bois sacré du château, où l’arbre-cœur était devenu si énorme et noueux qu’il en avait étouffé tous les chênes, les ormes et les bouleaux et envoyé ses épaisses ramures pâles crever les murs et les fenêtres qui lui faisaient face. Il avait des racines aussi larges que la taille d’un homme, un tronc si vaste que le visage qui y était gravé paraissait gras et furieux. Au-delà du barral, Glover ouvrit un portail de fer rouillé et s’arrêta pour allumer une torche. Lorsqu’elle flamba, rouge et ardente, il conduisit Davos au bas d’autres marches dans une cave aux plafonds voûtés où les murs suintants portaient une croûte de sel blanc, et où l’eau de mer clapotait sous leurs pieds à chaque pas. Ils traversèrent plusieurs caves, et des rangées de petites cellules humides et puantes, très différentes de la pièce où avait été confiné Davos. Puis, il y eut un mur de pierre nue qui pivota quand Glover poussa dessus. Au-delà s’étendaient un long tunnel étroit, et encore des marches. Celles-ci montaient.
« Où sommes-nous ? » demanda Davos tandis qu’ils grimpaient. Ses mots résonnèrent faiblement dans le noir.
« Les degrés sous les marches. Le passage court en dessous de l’Escalier du Château, qui mène au Châteauneuf. Un passage secret. Il ne faudrait pas que l’on vous voie, messire. Vous êtes réputé mort. »
Du gruau pour le mort. Davos monta.
Ils émergèrent à travers un autre mur, mais celui-ci était de lattes et de plâtre, sur son autre face. Il donnait sur une pièce douillette, réduite et confortablement meublée, avec un tapis de Myr sur le sol et des chandelles en cire d’abeille allumées sur une table. Davos entendait jouer des cornemuses et des violes, à peu de distance. Au mur était accrochée une peau de mouton peinte d’une carte du Nord aux coloris fanés. Sous la carte siégeait Wyman Manderly, le colossal sire de Blancport.