« Pourrait y en avoir une centaine, par là-bas, commenta le frère noir à la triste figure. Ou un millier.
— Non, répliqua Jon Snow. Ils ont déposé leurs présents dans le noir de la nuit, et ont ensuite détalé. » Son énorme loup rôdait autour des piques en les flairant, puis il leva la patte et pissa sur celle qui portait la tête de Jack Bulwer le Noir. « Fantôme aurait senti leur présence s’ils étaient encore là.
— J’espère que le Chassieux a brûlé les corps », reprit le morose, celui qu’ils appelaient Edd-la-Douleur. « Sinon, ils seraient bien capables de revenir chercher leur tête. »
Jon Snow empoigna la pique qui portait la tête de Garth Plumegrise et l’arracha violemment du sol. « Retirez les deux autres », ordonna-t-il et quatre des corbeaux se hâtèrent d’obéir.
Bowen Marsh avait les joues rouges de froid. « Jamais nous n’aurions dû expédier des patrouilleurs.
— Ce n’est ni le lieu ni le temps de rouvrir cette blessure. Pas ici, messire. Pas maintenant. » Aux hommes qui s’échinaient sur les piques, Snow lança : « Prenez les têtes et brûlez-les. Ne laissez que l’os nu. » C’est alors seulement qu’il parut remarquer Mélisandre. « Madame. Quelques pas avec moi, s’il vous plaît. »
Enfin. « Comme il plaira au lord Commandant. »
Tandis qu’ils marchaient sous le Mur, elle glissa le bras sous celui de Snow. Morgan et Merrel leur ouvraient la voie, Fantôme trottinait sur leurs talons. Sans rien dire, la prêtresse ralentit délibérément son allure et, aux endroits où elle posait le pied, la glace commença à fondre. Il ne pourra manquer de s’en apercevoir.
Sous la grille en fer d’une meurtrière, Snow rompit le silence, comme elle savait qu’il le ferait. « Et les six autres ?
— Je ne les ai pas vus, répondit Mélisandre.
— Voulez-vous regarder ?
— Bien sûr, messire.
— Nous avons reçu un corbeau de ser Denys Mallister, à Tour Ombreuse, lui apprit Jon Snow. Ses hommes ont repéré des feux dans les montagnes sur l’autre versant de la Gorge. Les sauvageons en train de se masser, selon ser Denys. Il juge qu’ils vont de nouveau tenter de forcer le pont des Crânes.
— Certains, peut-être. » Les crânes de sa vision désignaient-ils ce pont ? Confusément, Mélisandre ne le croyait pas. « Si elle vient, l’attaque ne sera que simple diversion. J’ai vu des tours en bord de mer, submergées par une marée noire et sanglante. C’est là que s’abattra le coup le plus fort.
— Fort-Levant ? »
Était-ce cela ? Mélisandre avait vu Fort-Levant en compagnie du roi Stannis. C’était là que Sa Grâce avait laissé la reine Selyse et leur fille Shôren, lorsqu’il avait réuni ses chevaliers pour marcher vers Châteaunoir. Les tours dans son feu avaient paru différentes, mais il en allait souvent ainsi, avec les visions. « Oui. Fort-Levant, messire.
— Quand ? »
Elle écarta les mains. « Demain. Dans une lune. Dans un an. Et il se peut que, si vous agissez, vous empêchiez totalement ce que j’ai vu. » Sinon, à quoi bon les visions ?
« Bien », commenta Snow.
L’assemblée des corbacs devant la porte avait grossi jusqu’à atteindre deux douzaines le temps qu’ils émergent de sous le Mur. Les hommes se massèrent autour d’eux. Mélisandre en connaissait quelques-uns de nom ; Hobb Trois-Doigts le cuisinier, Mully et ses gras cheveux orange, le simplet qu’on appelait Owen Ballot, Cellador le septon ivrogne.
« C’est vrai, m’sire ? voulut savoir Hobb Trois-Doigts.
— Qui c’est ? voulut savoir Owen Ballot. C’est pas Dywen, hein ?
— Ni Garth », demanda l’homme de la reine qu’elle connaissait comme Alf de Bouecoulant, un des premiers à troquer ses sept faux dieux contre la vérité de R’hllor. « Garth est trop futé pour ces sauvageons.
— Combien ? interrogea Mully.
— Trois, leur répondit Jon. Jack le Noir, Hal le Velu et Garth. »
Alf de Bouecoulant poussa un hurlement assez sonore pour réveiller des dormeurs à Tour Ombreuse. « Mets-le au lit et fais-lui boire du vin chaud, ordonna Jon à Hobb Trois-Doigts.
— Lord Snow, intervint doucement Mélisandre. Voulez-vous m’accompagner à la tour du Roi ? J’ai d’autres choses à partager avec vous. »
Il la dévisagea un instant, de ses yeux gris et froids. Il ferma sa main droite, l’ouvrit, la referma. « À votre guise. Edd, ramène Fantôme à mes quartiers. »
Mélisandre y vit un signal et congédia également sa propre garde. Ils traversèrent la cour ensemble, rien qu’eux deux. La neige tombait tout autour d’eux. Elle marchait aussi près de Jon qu’elle l’osait, assez près pour sentir la défiance émaner de lui, comme un noir brouillard. Il ne m’aime pas, ne m’aimera jamais, mais il veut bien se servir de moi. Voilà qui est bel et bon. Mélisandre avait exécuté la même danse avec Stannis Baratheon, au tout début. À la vérité, le jeune lord Commandant et son roi avaient plus de points communs qu’ils ne l’auraient admis l’un ou l’autre. Stannis avait été un fils cadet vivant dans l’ombre de son aîné, tout comme Jon Snow, né bâtard, avait toujours été éclipsé par son demi-frère de naissance légitime, le héros foudroyé que les hommes avaient surnommé le Jeune Loup. Les deux hommes étaient des sceptiques par nature, méfiants, soupçonneux. Les seuls dieux qu’ils vénéraient réellement étaient l’honneur et le devoir.
« Vous n’avez rien demandé sur votre sœur », observa Mélisandre, tandis qu’ils gravissaient l’escalier en colimaçon de la tour du Roi.
« Je vous l’ai dit. Je n’ai pas de sœur. Nous mettons de côté notre famille en prononçant nos vœux. Je ne puis aider Arya, malgré toute… »
Il s’interrompit quand ils entrèrent dans les appartements de la prêtresse. Le sauvageon se trouvait à l’intérieur, assis à sa table, en train de tartiner de beurre avec son poignard un morceau déchiqueté de pain bis chaud. Il avait endossé son armure d’ossements, eut-elle la satisfaction de constater. Le crâne brisé du géant qui lui servait de heaume reposait sur le siège près de la fenêtre derrière lui.
Jon Snow se crispa. « Vous.
— Lord Snow. » Le sauvageon leur grimaça un sourire avec une bouche pleine de dents brunes et cassées. Le rubis à son poignet rutilait à la lumière du matin comme une obscure étoile rouge.
« Que faites-vous ici ?
— Je déjeune. Si vous en voulez, ne vous gênez pas.
— Je ne romprai pas le pain avec vous.
— Tant pis pour vous. La miche est encore chaude. Voilà au moins une chose que sait faire Hobb. » Le sauvageon déchira une bouchée. « Je pourrais tout aussi facilement vous rendre visite, messire. Ces gardes à votre porte sont une piètre amusette. Un homme qui a cinquante fois gravi le Mur peut fort aisément grimper à une fenêtre. Mais à quoi bon vous tuer ? Les corbacs choisiraient quelqu’un de pire, et voilà tout. » Il mastiqua, avala. « J’ai entendu, pour vos patrouilleurs. Vous auriez dû m’envoyer avec eux.
— Pour que vous puissiez les livrer au Chassieux ?
— S’agit-il de trahisons ? Comment s’appelait donc votre sauvageonne d’épouse, Snow ? Ygrid, non ? » Il se tourna vers Mélisandre. « J’aurai besoin de chevaux. Une demi-douzaine, et des bons. Et je pourrai rien accomplir tout seul. Certaines des piqueuses claquemurées à La Mole devraient faire l’affaire. Des femmes conviendront mieux à la besogne. Il y a plus de chances que la fille leur fasse confiance, et elles m’aideront à exécuter certaine manigance que j’ai en tête.