Ramsay abattit sa coupe et le fond de bière jaillit sur la nappe. « J’en ai assez d’attendre. Nous avons une fille, nous avons un arbre et assez de lords pour témoins. Je l’épouserai demain, je lui planterai un fils entre les cuisses et je serai en route avant que le sang de sa virginité ait séché. »
Elle priera pour ton départ, se dit Schlingue, et elle priera pour que tu ne reviennes jamais dans son lit.
« Tu lui planteras bien un fils, déclara Roose Bolton, mais pas ici. J’ai décidé que tu épouserais la drôlesse à Winterfell. »
La perspective ne sembla guère réjouir lord Ramsay. « J’ai dévasté Winterfell, l’auriez-vous oublié ?
— Non, mais il semble que c’est toi qui oublies… les Fer-nés ont dévasté Winterfell, et massacré tous ses habitants. Theon Tourne-Casaque. »
Ramsay jeta à Schlingue un regard soupçonneux. « En effet, c’est bien lui, néanmoins… un mariage dans ces ruines ?
— Même dévasté et brisé, Winterfell demeure le domaine de lady Arya. Quel meilleur endroit pour l’épouser, la prendre et établir tes prétentions ? Mais ce n’est en fait que la moitié de l’affaire. Nous serions sots d’avancer contre Stannis. Qu’il avance donc contre nous. Il est trop prudent pour venir à Tertre-bourg… mais à Winterfell, il le devra. Ses hommes des clans n’abandonneront pas la fille de leur précieux Ned à un homme tel que toi. Stannis devra faire mouvement ou les perdre… et, en commandant prudent qu’il est, il fera appel à tous ses amis et alliés, quand il se mettra en route. Il fera appel à Arnolf Karstark. »
Ramsay lécha ses lèvres gercées. « Et il sera à nous.
— Si les dieux le veulent. » Roose se remit debout. « Vous vous marierez à Winterfell. Je vais informer les lords que nous prendrons la route dans trois jours, et les inviter à nous accompagner.
— Vous êtes gouverneur du Nord. Donnez-leur-en l’ordre.
— Une invitation aboutira au même résultat. Le pouvoir a meilleure saveur quand la courtoisie lui sert de sucre. Tu devrais retenir la leçon si tu comptes régner un jour. » Le sire de Fort-Terreur jeta un coup d’œil vers Schlingue. « Oh, et détache ton animal de compagnie. Je le prends avec moi.
— Le prendre ? Pour l’amener où ? Il est à moi. Vous n’avez aucun droit sur lui. »
Cela parut amuser Roose. « Tu n’as que ce que je t’ai donné. Tu ferais bien de t’en souvenir, bâtard. Quant à ce… Schlingue… si tu ne l’as pas abîmé au-delà de toute rédemption, il peut encore nous servir. Va chercher les clés et retire-lui ces chaînes, avant que je ne regrette le jour où j’ai violé ta mère. »
Schlingue vit comment la bouche de Ramsay se tordait, la salive qui luisait entre ses lèvres. Il craignit de le voir sauter par-dessus la table, poignard en main. Mais Ramsay rougit violemment, détourna ses yeux pâles de ceux, plus pâles encore, de son père et partit chercher les clés. Mais quand il s’agenouilla pour déverrouiller les fers autour des poignets et des chevilles de Schlingue, il se pencha plus près et chuchota : « Ne lui dis rien, et retiens chaque mot qu’il prononcera. Je te récupérerai, quoi que cette garce de Dustin puisse te raconter. Qui es-tu ?
— Schlingue, messire. Votre homme. Je suis Schlingue, ça commence comme chuchoter.
— Si fait. Lorsque mon père te ramènera, je vais te trancher un autre doigt. Je te laisserai choisir lequel. »
Involontaires, des larmes commencèrent à lui couler sur les joues. « Pourquoi ? s’écria-t-il, sa voix se fêlant. Je n’ai jamais demandé à ce qu’il m’emporte loin de vous. Je ferai tout ce que vous voudrez, je servirai, j’obéirai, je… Pitié, non… »
Ramsay le gifla. « Prenez-le, lança-t-il à son père. Ce n’est même pas un homme. Son odeur m’écœure. »
La lune se levait sur les remparts en bois de Tertre-bourg quand ils sortirent. Schlingue entendait le vent balayer les plaines moutonnantes en dehors de la ville. Il y avait moins d’un mille entre la Tertrée et le modeste castel d’Harbois Stout, proche des portes de l’est. Lord Bolton lui proposa un cheval. « Tu sais monter ?
— Je… messire, je… je crois.
— Walton, aide-le à monter en selle. »
Même avec la disparition de ses fers, Schlingue se mouvait comme un vieillard. Sa chair pendait, flasque, sur ses os, et Alyn le Rogue et Ben-les-Os parlaient de ses tics. Et son odeur… Même la jument qu’on lui avait apportée fit un pas de côté quand il essaya de la monter.
Mais c’était une bête docile, et elle connaissait le chemin de la Tertrée. Lord Bolton se plaça à la hauteur de Schlingue quand ils passèrent la porte. Les gardes observèrent une distance de discrétion. « Comment veux-tu que je t’appelle ? » s’enquit le seigneur tandis qu’ils descendaient au trot les larges rues rectilignes de Tertre-bourg.
Schlingue, je suis Schlingue, ça commence comme châtiment. « Schlingue, dit-il. Ne vous déplaise, messire.
— M’sire. » Les lèvres de Bolton s’écartèrent juste assez pour démasquer un quart de pouce de dentition. Cela aurait pu être un sourire.
Schlingue ne comprit pas. « Messire ? J’ai dit…
— … messire, alors que tu aurais dû prononcer m’sire. Ta langue trahit tes origines à chaque mot que tu prononces. Si tu veux ressembler à un paysan convenable, dis ça comme si tu avais de la terre dans la bouche, ou que tu étais trop idiot pour comprendre qu’il y a deux syllabes et non pas une.
— S’il plaît à mes… m’sire.
— C’est mieux. Tu pues vraiment d’horrible façon.
— Oui, m’sire. Je vous en demande pardon, m’sire.
— Pourquoi ? Ta puanteur est du fait de mon fils, et non du tien. J’en ai bien conscience. » Ils longèrent une écurie et une auberge claquemurée, avec une gerbe de blé peinte sur l’enseigne. Schlingue entendit de la musique filtrer par les fenêtres. « J’ai connu le premier Schlingue. Il puait, mais ce n’était pas faute de se laver. Jamais je n’ai connu créature plus soignée, à dire vrai. Il se baignait trois fois par jour et portait des fleurs dans ses cheveux comme une donzelle. Un jour, alors que ma seconde femme vivait encore, on l’a surpris à chaparder du parfum dans la chambre de celle-ci. Je lui ai fait donner le fouet pour cela, douze coups. Même son sang empestait étrangement. L’année suivante, il s’y risqua encore. Cette fois-ci, il but le parfum et faillit en crever. Rien n’y fit. L’odeur était une chose avec laquelle il était né. Une malédiction, disait le petit peuple. Les dieux l’avaient fait puer afin que les hommes sachent qu’il avait une âme en putréfaction. Mon vieux mestre insistait pour y voir un signe de maladie mais, en tout autre point, le garçon était fort comme un taurillon. Personne ne pouvait soutenir sa présence, aussi dormait-il avec les gorets… jusqu’au jour où la mère de Ramsay a paru à mes portes, en exigeant que je fournisse un serviteur à mon bâtard, qui grandissait sans règle ni retenue. Je lui ai donné Schlingue. Le geste se voulait bouffon, mais Ramsay et lui sont devenus inséparables. Toutefois, je m’interroge… Est-ce Ramsay qui a corrompu Schlingue, ou le contraire ? » Sa Seigneurie jeta un regard vers le nouveau Schlingue, de ses yeux aussi pâles et étranges que deux lunes blanches. « Que t’a-t-il chuchoté en te détachant ?
— Il… il a dit… » Il m’a ordonné de ne rien vous dire. Les mots lui restèrent en travers de la gorge, et il se mit à tousser et à s’étouffer.
« Respire à fond. Je sais ce qu’il t’a dit. Tu dois m’espionner et préserver ses secrets. » Bolton eut un petit rire. « Comme s’il avait des secrets. Alyn le Rogue, Luton, l’Écorcheur et le reste, d’où pense-t-il qu’ils sortent ? Croit-il réellement que ce sont ses hommes ?