— Non. » Il ne pouvait pas les laisser lui retirer les hardes que lui avait fournies lord Ramsay. Il ne pouvait pas les laisser le voir.
« Préfères-tu t’habiller de soie et de velours ? Il fut un temps où tu en avais le goût, me souvient-il.
— Non, insista-t-il d’une voix aiguë. Non, je ne veux pas d’autres vêtements que ceux-ci. Ceux de Schlingue. Je suis Schlingue, ça commence comme chemise. » Son cœur battait comme un tambour, et sa voix monta jusqu’à un piaillement craintif. « Je ne veux pas prendre de bain. De grâce, m’sire, ne me retirez pas mes vêtements.
— Nous les laisseras-tu laver, au moins ?
— Non. Non, m’sire. De grâce. » Il serra des deux mains sa tunique contre son torse, et se voûta sur la selle, craignant à demi que Roose Bolton ordonnât à ses gardes de lui arracher ses hardes sur-le-champ, en pleine rue.
« Comme tu voudras. » Les yeux pâles de Bolton paraissaient vides au clair de lune, comme s’il n’y avait absolument personne derrière eux. « Je ne te veux aucun mal, tu sais. Je te dois tant et plus.
— Vraiment ? » Une partie de lui hurlait : C’est un piège, il se joue de toi, le fils n’est que l’ombre du père. Lord Ramsay jouait tout le temps avec ses attentes. « Que… que me devez-vous, m’sire ?
— Le Nord. Les Stark ont été perdus et condamnés la nuit où tu as pris Winterfell. » Il agita une main pâle, un geste négligent. « Tout ceci n’est que chamailleries autour du butin. »
Leur bref trajet toucha à sa fin aux remparts de bois de la Tertrée. Des bannières volaient à ses tours carrées, claquant au vent : l’écorché de Fort-Terreur, la hache de bataille de Cerwyn, les pins de Tallhart, le triton de Manderly, les clés entrecroisées du vieux lord Locke, le géant des Omble et la main de pierre des Flint, l’orignac des Corbois. Pour les Stout, l’or et la rouille en chevron, pour Ardoise un champ gris dans un double-trescheur blanc. Quatre têtes de cheval proclamaient les quatre Ryswell des Rus – une grise, une noire, une or, une brune. La plaisanterie voulait que les Ryswell ne fussent pas même capables de s’accorder sur la couleur de leurs armes. Au-dessus d’elles se déployaient le cerf et le lion de l’enfant assis sur le Trône de Fer, à mille lieues de là.
Schlingue écouta tourner les ailes du vieux moulin tandis qu’ils passaient sous la porte de guet pour déboucher dans une baile herbue où les garçons d’écurie accoururent pour se charger de leurs chevaux. « Par ici, s’il te plaît. » Lord Bolton le conduisit vers le donjon, où les bannières étaient celles de feu lord Dustin et de sa veuve. Celle du lord montrait une couronne à pointes au-dessus de longues haches croisées ; celle de son épouse quartait ces mêmes armes avec la tête de cheval dorée de Rodrik Ryswell.
Alors qu’il grimpait une large volée de degrés en bois jusqu’à la grande salle, Schlingue sentit ses jambes se mettre à trembler. Il dut s’arrêter pour les maîtriser, levant les yeux vers les pentes herbues du Grand Tertre. Selon certains, c’était la tombe du Premier Roi, qui avait mené les Premiers Hommes à Westeros. D’autres soutenaient que ce devait être un roi des Géants qu’on avait enseveli ici, afin d’en expliquer la taille. On avait même entendu d’aucuns prétendre qu’il ne s’agissait pas d’un tertre, mais d’une simple colline ; en ce cas, toutefois, c’était une colline bien isolée, car, dans son ensemble, le territoire des Tertres était plat et balayé par les vents.
Dans les appartements privés, une femme se tenait devant l’âtre, réchauffant des mains fines au-dessus des braises d’un feu mourant. Elle était tout de noir vêtue, de pied en cap, et n’arborait ni or ni joyaux, mais sa haute naissance apparaissait clairement. Bien qu’il y eût des rides aux coins de sa bouche et plus encore autour de ses yeux, elle se tenait toujours droite, inflexible, séduisante. Elle avait des cheveux bruns et gris à parts égales, qu’elle portait noués derrière la tête en un chignon de veuve.
« Qui m’amenez-vous ? demanda-t-elle. Où est le jeune homme ? Votre bâtard aurait-il refusé de le céder ? Ce vieillard est-il son… Oh, miséricorde des dieux, d’où vient donc cette odeur ? Cette créature se serait-elle oubliée ?
— Il a vécu auprès de Ramsay. Lady Barbrey, permettez-moi de vous présenter le suzerain légitime des îles de Fer, Theon de la maison Greyjoy. »
Non, pensa-t-il, non, n’employez pas ce nom, Ramsay va vous entendre, il le saura, il le saura, il me fera du mal.
Elle plissa la bouche en cul de poule. « Il n’est pas ce que j’espérais.
— Il est ce que nous avons.
— Que lui a fait votre bâtard ?
— Retiré de la peau, j’imagine. Quelques petits morceaux. Rien de trop essentiel.
— Est-ce qu’il est fou ?
— Cela se peut. Est-ce important ? »
Schlingue ne put en écouter davantage. « De grâce, m’sire, m’dame, il y a eu malentendu. » Il tomba à genoux, tremblant comme une feuille prise dans un orage d’hiver, les larmes ruisselant sur ses joues ravagées. « Je ne suis pas lui, je ne suis pas le tourne-casaque, il a péri à Winterfell. Mon nom est Schlingue. » Il fallait qu’il garde son nom en mémoire. « Ça commence comme chien. »
Tyrion
Le Selaesori Qhoran avait quitté Volantis depuis sept jours quand Sol émergea enfin de sa cabine, se glissant sur le pont comme une timide créature des bois sortant d’une longue hibernation.
Le crépuscule tombait et le prêtre rouge avait allumé son feu nocturne dans le grand brasero de fer à mi-longueur du navire tandis que l’équipage se rassemblait tout autour pour prier. La voix de Moqorro, comme un tambour grave, semblait résonner dans les profondeurs de son torse massif. « Nous te remercions pour ton soleil qui nous tient chaud, pria-t-il. Nous te remercions pour tes étoiles qui veillent sur nous tandis que nous traversons cette mer froide et noire. » Un vrai colosse, plus grand que ser Jorah et assez large pour en faire deux comme lui, le prêtre portait des robes écarlates brodées de flammes en satin orange aux manches, aux revers et au col. Sa peau était noire comme poix, ses cheveux blancs comme neige, les flammes tatouées sur ses joues et son front brunes et orange. Son bourdon de fer, aussi haut que lui, se couronnait d’une tête de dragon ; quand il en frappait la férule contre le pont, la gueule du dragon crachait un feu vert crépitant.
Ses gardes, cinq esclaves guerriers de la Main Ardente, donnaient le signal des répons. Ils psalmodiaient dans la langue de l’Antique Volantis, mais Tyrion avait assez entendu de prières pour en saisir la substance. Allume notre feu et protège-nous du noir, bla-bla-bla, éclaire notre route et garde-nous douillettement au chaud, la nuit est noire et pleine de terreurs, sauve-nous de tout ce qui fait peur, et bla-bla-bla derechef.
Il ne se serait pas risqué à exprimer de telles pensées à haute voix. Tyrion Lannister n’avait cure d’aucun dieu, mais sur ce navire la prudence exigeait qu’on manifestât un certain respect vis-à-vis de R’hllor le Rouge. Jorah Mormont avait libéré Tyrion de ses chaînes et de ses fers une fois le voyage véritablement entamé, et le nain ne souhaitait pas lui offrir de raison de l’en charger de nouveau.
Le Selaesori Qhoran était un lourd baquet de cinq cents tonneaux, avec une cale profonde, de hauts gaillards, d’avant comme d’arrière, et un unique mât entre les deux. Sur le gaillard d’avant se campait une figure de proue grotesque, une éminence de bois rongée par les vers avec une expression constipée et un rouleau coincé sous le bras. Son capitaine, un homme à la bouche mauvaise, aux yeux rapprochés et cupides, dur comme le silex et bedonnant, était piètre joueur de cyvosse et encore plus mauvais perdant. Sous lui servaient quatre matelots, tous affranchis, et cinquante esclaves attachés au navire, chacun portant une version grossière de la figure de proue de la cogue tatouée sur une joue. Sans-Nez, les marins aimaient à appeler Tyrion, sans souci du nombre de fois où il leur répéta qu’il s’appelait Hugor Colline.