Trois des marins et plus des trois quarts de l’équipage étaient de fervents adorateurs du Maître de la Lumière. Quant au capitaine, qui émergeait toujours pour les prières du soir sans y prendre autrement part, Tyrion en était moins certain. Mais le véritable maître du Selaesori Qhoran, du moins pour ce voyage, était Moqorro.
« Maître de la Lumière, bénissez votre esclave Moqorro, et éclairez son chemin dans les lieux obscurs de ce monde, tonna le prêtre rouge. Et défendez votre vertueux esclave Benerro. Accordez-lui le courage. Accordez-lui la sagesse. Emplissez son cœur de feu. »
Ce fut là que Tyrion aperçut Sol, en train d’observer ces singeries depuis l’abrupte échelle de coupée qui descendait du gaillard d’arrière. Elle se tenait sur un des premiers échelons, si bien que seul le sommet de son crâne paraissait. Sous sa cagoule, ses yeux brillaient, grands et blancs à la clarté du feu nocturne. Elle avait avec elle son chien, le gros dogue gris qu’elle chevauchait au cours des joutes parodiques.
« Madame », appela doucement Tyrion. À proprement parler, ce n’était pas une dame, mais il ne pouvait se résoudre à utiliser son nom ridicule, et il n’avait aucune intention de l’appeler la fille ni petite.
Elle recula, surprise. « Je… je ne vous avais pas vu.
— Ma foi, je suis petit.
— Je… je ne me sentais pas bien… » Son chien aboya.
Tu étais malade de chagrin, tu veux dire. « Si je puis aider…
— Non. » Et aussi vite que ça, elle avait disparu à nouveau, se retranchant à la cale, dans la cabine qu’elle partageait avec son chien et sa truie. Tyrion ne pouvait l’en blâmer. L’équipage du Selaesori Qhoran avait initialement paru ravi de l’arrivée de Tyrion à bord ; après tout, un nain portait bonheur. On lui avait si souvent frictionné l’occiput, et avec tant de vigueur, que c’était miracle qu’il ne fût pas chauve. Mais Sol avait affronté des réactions plus mitigées. Certes, elle était naine, mais elle était également femme, et à bord d’un navire les femmes portaient malheur. Pour chaque homme qui essayait de lui frotter le chef, trois grommelaient sous cape des imprécations sur son passage.
Et ma présence ne peut que verser du sel sur ses plaies. On a tranché la tête de son frère dans l’espoir que c’était la mienne, et pourtant me voilà, assis comme une gargouille de merde, à offrir de creuses consolations. Si j’étais à sa place, je n’aurais rien de plus à cœur que de me balancer à la mer.
Il n’éprouvait que pitié pour cette fille. Elle ne méritait pas l’horreur que Volantis lui avait infligée, non plus que son frère. La dernière fois qu’il l’avait vue, juste avant qu’ils quittent le port, les yeux de la malheureuse étaient rouges de pleurs, deux horribles cavités rougies dans un visage blême et tiré. Le temps qu’on lève la voile, elle s’était enfermée dans sa cabine avec son chien et son cochon, mais la nuit, ses pleurs étaient audibles. Hier encore, il avait entendu un des matelots dire qu’on devrait la flanquer par-dessus bord avant que ses larmes n’inondent le navire. Tyrion n’était pas entièrement convaincu qu’il plaisantait.
Lorsque les prières du soir furent achevées et que l’équipage du navire se fut de nouveau dispersé, certains retournant à leur quart, d’autres à de la nourriture, du tafia et leurs hamacs, Moqorro demeura comme chaque nuit auprès de son feu nocturne. Le prêtre rouge se reposait le jour, mais veillait durant les heures d’obscurité, pour s’occuper de ses flammes sacrées, afin que le soleil pût leur revenir à l’aube.
Tyrion s’accroupit face à lui et se réchauffa les mains contre le froid de la nuit. Quelques instants durant, Moqorro ne lui accorda aucune attention. Il fixait la danse des flammes, perdu dans une vision. Voit-il des jours à venir, comme il le prétend ? Si tel était le cas, il avait un don terrible. Au bout d’un moment, le prêtre leva les yeux pour croiser le regard du nain. « Hugor Colline, le salua-t-il, en hochant la tête. Es-tu venu prier avec moi ?
— Je me suis laissé dire que la nuit était sombre et pleine de terreurs. Que voyez-vous dans ces flammes ?
— Des dragons », répondit Moqorro dans la Langue Commune de Westeros. Il la parlait très bien, presque sans accent. Sans doute était-ce une des raisons pour lesquelles le Grand Prêtre Benerro l’avait choisi afin d’apporter à Daenerys Targaryen la foi de R’hllor. « Des dragons, anciens et nouveaux, vrais et faux, lumineux et ténébreux. Et toi. Un petit homme avec une grande ombre, montrant les dents au milieu de tout cela.
— Montrant les dents ? Un joyeux compagnon comme moi ? » Tyrion s’en sentait presque flatté. Et sans doute est-ce là son intention. Le premier idiot venu adore s’entendre dire qu’il est important. « Peut-être avez-vous vu Sol. Nous avons presque la même taille.
— Non, mon ami. »
Mon ami ? Depuis quand, je me le demande bien ? « Avez-vous vu combien cela nous prendrait pour atteindre Meereen ?
— Tu es impatient de contempler la Délivrance du Monde ? »
Oui et non. La Délivrance du Monde pourrait me trancher le col ou m’offrir en friandise à ses dragons. « Pas moi, répondit Tyrion. Pour moi, cela se borne aux olives. Bien que, je commence à le craindre, je risque de mourir de vieillesse avant d’en goûter une. Je pourrais barboter plus vite que nous ne voguons. Dites-moi, Selaesori Qhoran, c’était un triarque ou une tortue ? »
Le prêtre rouge eut un petit rire. « Ni l’un ni l’autre. Qhoran, c’est… non pas un dirigeant, mais un homme qui en sert un, et le conseille, et l’aide à conduire ses affaires. Vous autres Ouestriens, vous diriez intendant ou maître. »
La Main du Roi ? L’idée l’amusa. « Et selaesori ? »
Moqorro se tapota le nez. « Empreint d’un arôme agréable. Embaumé, vous diriez ? Fleuri ?
— Donc, Selaesori Qhoran signifie plus ou moins l’intendant qui pue ?
— L’intendant qui embaume, plutôt. »
Tyrion eut un sourire torve. « Je crois que je vais en rester à qui pue. Mais je vous remercie bien de la leçon.
— Je suis heureux de t’avoir éclairé. Peut-être un jour me laisseras-tu également t’enseigner la vérité de R’hllor.
— Un jour. » Quand je ne serai plus qu’une tête au bout d’une pique.
Les quartiers qu’il partageait avec ser Jorah ne méritaient le nom de cabine que par politesse ; ce placard humide, noir et fétide offrait à peine assez d’espace pour accrocher deux hamacs où dormir, l’un au-dessus de l’autre. Tyrion trouva Mormont étendu dans celui du bas, mollement balancé au roulis du navire. « La fille a fini par pointer le nez sur le pont, lui apprit Tyrion. Un coup d’œil dans ma direction et elle a détalé pour rentrer aussitôt en cale.