« En ce cas, je serais ravi d’avoir de la compagnie. Il n’y en a guère à bord de ce navire. » Tyrion referma son livre. « Allons. Assieds-toi. Mange. » La jeune femme n’avait pas touché à la plupart des repas déposés devant la porte de sa cabine. Elle devait être affamée. « Le ragoût est presque comestible. Au moins, le poisson est frais.
— Non, je… Je me suis étranglée avec une arête de poisson, un jour. Je ne peux plus en manger.
— Alors, bois du vin. » Il remplit une coupe et la fit glisser vers Sol. « Avec les compliments de notre capitaine. Plus proche de la pisse que d’un La Treille auré, pour être franc, mais même la pisse a meilleur goût que le tafia noir goudron que boivent les matelots. Ça pourrait t’aider à dormir. »
La fille ne fit pas un geste pour toucher la coupe. « Merci, m’sire, mais sans façons. » Elle recula. « Je ne devrais pas vous ennuyer.
— As-tu l’intention de passer toute ta vie à fuir ? » lui lança Tyrion avant qu’elle ait pu s’éclipser par la porte.
L’apostrophe la figea. Ses joues virèrent au rose vif et il craignit qu’elle ne fondît de nouveau en larmes. Mais elle avança la lèvre avec un air de défi et riposta : « Vous aussi, vous fuyez.
— C’est vrai, confessa-t-il, mais je fuis vers un lieu, et toi, tu fuis tout court, et ça représente un monde de différence.
— Jamais nous n’aurions eu besoin fuir, sans vous. »
Il lui a fallu un certain courage pour me le dire en face. « Tu parles de Port-Réal ou de Volantis ?
— Des deux. » Des larmes brillèrent dans ses yeux. « De tout. Pourquoi ne pouviez-vous pas venir jouter avec nous, comme le roi le demandait ? Vous n’auriez pas été blessé. Qu’est-ce que cela aurait coûté à Votre Seigneurie de grimper sur notre chien et de rompre une lance pour satisfaire l’enfant ? Il s’agissait juste de s’amuser un peu. Ils auraient ri de vous, voilà tout.
— Ils auraient ri de moi », dit Tyrion. Et je les ai fait rire de Joff, à la place. Fort habile manœuvre, n’est-ce pas ?
« Mon frère dit que faire rire les gens est une bonne chose. Une noble tâche, et honorable. Mon frère dit… Il… » Les larmes churent alors, roulant le long de sa figure.
« Je suis navré pour ton frère. » Tyrion avait déjà prononcé ces mêmes mots, à Volantis, mais, plongé dans le chagrin comme elle l’était à l’époque, il doutait qu’elle l’eût entendu.
Elle entendit, cette fois-ci. « Navré. Vous êtes navré. » Sa lèvre frémissait, elle avait les joues humides, ses yeux étaient des trous bordés de rouge. « Nous avons quitté Port-Réal le soir même. Mon frère disait qu’il valait mieux, avant que quelqu’un se demande si nous avions eu un rôle dans la mort du roi et décide de nous torturer pour en avoir la confirmation. Nous sommes d’abord allés à Tyrosh. Mon frère pensait que ce serait assez loin, mais non. Nous connaissions un jongleur, là-bas. Depuis des années et des années, il jonglait chaque jour près de la fontaine du Dieu ivre. Il était vieux, si bien qu’il n’avait plus les mains aussi adroites qu’avant, et parfois il laissait tomber des balles et les poursuivait à travers la place, mais les Tyroshis riaient et lui jetaient quand même des pièces. Et puis, un matin, nous avons appris qu’on avait retrouvé son corps au temple de Trios. Trios a trois têtes, et il y a une grande statue de lui à côté des portes du temple. Le vieil homme avait été découpé en trois morceaux et enfoncé dans la triple bouche de Trios. Sauf que lorsqu’on a recousu les trois morceaux, sa tête avait disparu.
— Un présent pour ma tendre sœur. C’était encore un nain.
— Un petit homme, oui. Comme vous et Oppo. Liard. Est-ce que vous êtes navré pour le jongleur, aussi ?
— J’ignorais l’existence de ton jongleur jusqu’à cet instant… Mais oui, je regrette sa mort.
— Il est mort pour toi. Tu as son sang sur les mains. »
L’accusation porta douloureusement, si tôt après les paroles de Jorah Mormont. « Ma sœur a son sang sur les mains, ainsi que les brutes qui l’ont tué. Mes mains… » Tyrion les retourna, les inspecta, les serra en poings. « Mes mains sont gantées de sang séché, certainement. Dis que j’ai tué les miens, et tu n’auras pas tort. Régicide, j’en répondrai également. J’ai tué mères, pères, neveux, maîtresses, hommes, femmes, rois et putains. Une fois, un chanteur m’a agacé, et j’ai fait cuire cette ordure. Mais jamais je n’ai tué ni jongleur ni nain, et je ne suis pas responsable de ce qui est arrivé à ton foutu frère. »
Sol saisit la coupe qu’il lui avait remplie et la lui jeta au visage. Exactement comme ma tendre sœur. Il entendit claquer la porte de la coquerie, mais ne vit pas Sol partir. Il avait les yeux qui piquaient, et le monde était flou. Voilà qui règle la question de s’en faire une amie.
Tyrion Lannister avait peu d’expérience des autres nains. Le seigneur son père n’avait pas encouragé les rappels de la difformité de son fils, et les bateleurs dont la troupe comprenait des petites personnes avaient vite appris à rester à distance de Port-Lannis et de Castral Roc, sous peine d’encourir son déplaisir. En grandissant, Tyrion avait entendu parler d’un bouffon nain à la cour du lord dornien Poulet, d’un mestre nain exerçant sur les Doigts, et d’une naine parmi les sœurs du silence, mais jamais il n’avait ressenti le besoin de leur rendre visite. Lui vinrent aussi aux oreilles des racontars moins fiables, sur une sorcière naine qui hantait une colline sur le Conflans, et une catin naine de Port-Réal, réputée pour s’accoupler avec des chiens. C’était sa tendre sœur qui lui avait parlé de cette dernière, allant jusqu’à lui suggérer une chienne en chaleur s’il voulait tenter l’expérience. Quand il lui avait poliment demandé si elle proposait ses propres services, Cersei lui avait jeté une coupe de vin au visage. C’était du rouge, si ma mémoire est bonne, et celui-ci est doré. Tyrion s’épongea le visage à sa manche. Les yeux lui piquaient encore.
Il ne revit plus Sol jusqu’au jour de la tempête.
Ce matin-là, l’air salin était pesant, immobile, mais le ciel à l’ouest brûlait d’un rouge ardent, zébré de nuages menaçants qui flamboyaient autant que l’écarlate des Lannister. Les matelots se hâtaient de fermer les écoutilles, de tirer des drisses, de dégager le pont, d’arrimer tout ce qui ne l’était pas déjà. « Y a vent mauvais qui monte, l’avertit l’un d’eux. Sans-Nez devrait descendre sous le pont. »
Tyrion se remémora la tempête qu’il avait essuyée en traversant le détroit, cette façon qu’avait le pont de se cabrer sous ses pieds, les horribles craquements qu’avait produits le navire, le goût du vin et du vomi. « Sans-Nez va rester ici en haut. » Si les dieux le voulaient, plutôt mourir noyé qu’étouffé par ses vomissures. Et au-dessus, la toile de voile de leur cogue ondula lentement, comme la fourrure d’un grand fauve s’éveillant d’un long sommeil, puis se gonfla avec un claquement soudain qui fit tourner toutes les têtes à bord.
Les vents poussèrent la cogue devant eux, loin de son cap d’élection. Derrière eux, des nuages noirs s’empilaient les uns sur les autres contre un ciel rouge sang. Au mitan de la matinée, ils virent clignoter la foudre à l’ouest, suivie par le fracas lointain du tonnerre. La mer se fit plus mauvaise, et des vagues sombres s’élevèrent pour battre contre la coque de l’Intendant qui pue. C’est à peu près à ce moment-là que l’équipage commença à amener la voile. Tyrion traînait dans les jambes de tout le monde, à mi-longueur du navire, aussi grimpa-t-il sur le gaillard d’avant pour s’y recroqueviller, savourant la pluie froide qui lui fouettait les joues. La cogue montait et descendait, se cabrant plus follement que n’importe quelle cavale qu’il ait enfourchée, se soulevant avec chaque vague avant de dévaler les auges intermédiaires, l’ébranlant jusqu’aux os. Quand bien même, mieux valait être ici, où il pouvait voir, qu’en bas, claquemuré dans une cabine privée d’air.