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— Une femme, de ceux qui chantent le chant de la terre, lui expliqua son précepteur. Depuis longtemps morte, néanmoins une partie d’elle demeure, tout comme une partie de toi resterait dans Été si ta chair de jeune garçon venait à périr demain. Une ombre sur l’âme. Elle ne te fera aucun mal.

— Est-ce que tous les oiseaux ont des chanteurs en eux ?

— Tous. Ce furent les chanteurs qui apprirent aux Premiers Hommes à transmettre des messages par corbeau… Mais en ce temps-là, les oiseaux prononçaient les mots. Les arbres se souviennent, mais les hommes oublient, aussi rédigent-ils désormais les messages sur du parchemin pour les attacher à la patte d’oiseaux qui n’ont jamais partagé leur peau. »

Sa vieille nourrice lui avait raconté la même histoire, un jour, Bran s’en souvenait, mais quand il avait demandé à Robb si elle était vraie, son frère s’était esclaffé en lui demandant s’il croyait aussi aux grumequins. Il aurait voulu que Robb fût à leurs côtés en ce moment. Je lui dirais que je sais voler, mais il ne me croirait pas, alors je devrais lui montrer. Je parie qu’il pourrait apprendre à voler, lui aussi, lui, Arya, Sansa, même le petit Rickon et Jon Snow. Nous pourrions tous être des corbeaux et vivre dans la roukerie de mestre Luwin.

Mais ce n’était encore qu’un rêve absurde. Certains jours, Bran se demandait si tout cela n’était pas un simple songe. Peut-être s’était-il endormi dans la neige et se rêvait-il au chaud, en sécurité. Il faut te réveiller, se répétait-il, tu dois te réveiller tout de suite, ou tu continueras à rêver jusqu’à la mort. Une ou deux fois, il se pinça le bras, très fort, mais sans autre résultat que de se le meurtrir. Au début, il avait essayé de compter les jours, en prenant note de ses moments de veille et de sommeil, mais ici en bas, le sommeil et la veille avaient coutume de se fondre l’un en l’autre. Les rêves devenaient leçons, les leçons rêves, tout se passait en même temps ou pas du tout. Avait-il agi ou l’avait-il simplement rêvé ?

« Seul un homme sur mille est un change-peau, lui dit lord Brynden, un jour, après que Bran eut appris à voler. Et seul un change-peau sur mille peut être un vervoyant.

— Je croyais que les vervoyants étaient les sorciers des enfants, s’étonna Bran. Des chanteurs, je veux dire.

— En un sens. Ceux que tu appelles les enfants de la forêt ont des yeux aussi dorés que le soleil, mais parfois – très rarement – il en naît parmi eux un qui a les yeux rouges comme le sang, ou verts comme la mousse des arbres au cœur de la forêt. Par ces signes, les dieux marquent ceux qu’ils ont choisis pour recevoir le don. Les élus ne sont pas robustes, et leurs années vives sur terre sont peu nombreuses, car chaque chanson doit posséder son équilibre. Mais une fois à l’intérieur du bois, ils s’attardent très longtemps. Mille yeux, cent peaux, une sagesse aussi profonde que les racines des arbres anciens. Des vervoyants. »

Bran ne comprenait pas, aussi interrogea-t-il les Reed. « Est-ce que tu aimes lire des livres, Bran ? lui demanda Jojen.

— Certains. J’aime les histoires de bataille. Ma sœur Sansa préfère celles où on s’embrasse, mais elles sont bêtes.

— Un lecteur vit mille vies avant de mourir, expliqua Jojen. L’homme qui ne lit pas n’en vit qu’une. Les chanteurs de la forêt n’avaient pas de livres. Ni encre, ni parchemin, ni langage écrit. À la place, ils avaient les arbres et, par-dessus tout, les barrals. Quand ils mouraient, ils entraient dans le bois, dans la feuille, la branche et la racine, et les arbres se souvenaient. Tous leurs chants et leurs sortilèges, leurs histoires et leurs prières, tout ce qu’ils savaient de ce monde. Les mestres te diront que les barrals sont sacrés pour les anciens dieux. Les chanteurs croient que ce sont les anciens dieux. Quand les chanteurs meurent, ils rejoignent cette divinité. »

Les yeux de Bran s’écarquillèrent. « Ils vont me tuer ?

— Non, assura Meera. Jojen, tu lui fais peur.

— Ce n’est pas lui qui doit avoir peur. »

La lune était grasse et pleine. Été rôdait à travers les bois silencieux, une longue ombre grise qui devenait plus étique à chaque chasse, car on ne trouvait plus de gibier vivant. La protection à l’embouchure de la caverne tenait bon ; les morts ne pouvaient entrer. Les neiges en avaient de nouveau enseveli la plupart, mais ils étaient toujours là, cachés, gelés, en attente. D’autres créatures mortes vinrent les rejoindre, des choses qui avaient été des hommes et des femmes jadis, et même des enfants. Des corbeaux morts étaient perchés sur des branches brunes et nues, les ailes couvertes d’une carapace de glace. Un ours des neiges sortit bruyamment des taillis, énorme et squelettique, la moitié de sa tête emportée pour révéler le crâne au-dessous. Été et sa meute se jetèrent sur lui et le taillèrent en pièces. Ensuite, ils se repurent, bien que la viande fût décomposée et à demi gelée, et remuât alors qu’ils la dévoraient.

Sous la colline, ils avaient encore de quoi manger. Là en bas poussaient cent variétés de champignons. Des poissons blancs aveugles nageaient dans les flots noirs de la rivière, mais une fois cuisinés, ils étaient aussi savoureux que ceux qui ont des yeux. Ils avaient du fromage et du lait, grâce aux chèvres qui partageaient les cavernes avec les chanteurs, et même de l’avoine, de l’orge et des fruits séchés, entreposés durant le long été. Et presque chaque jour ils mangeaient du ragoût au sang, épaissi d’orge, d’oignons et de morceaux de viande. Jojen jugeait qu’il devait s’agir de viande d’écureuil ; pour Meera, c’était du rat. Bran n’en avait cure. C’était de la viande et elle était bonne. La cuisson l’attendrissait.

Les cavernes étaient intemporelles, vastes, silencieuses. Elles accueillaient plus que les trois fois vingt chanteurs vivants et les ossements de milliers de morts, et se prolongeaient très profondément sous la colline creuse. « Des hommes ne devraient pas s’aventurer en un tel lieu, les mit en garde Feuille. La rivière que vous entendez est rapide et noire, et coule de plus en plus bas vers une mer sans soleil. Et il existe des passages qui plongent plus bas encore, des puits sans fond et des fosses soudaines, des chemins oubliés qui conduisent au centre de la Terre. Même mon peuple ne les a pas tous explorés, et nous vivons ici depuis mille fois mille années, ainsi que les définissent les hommes. »

Bien que les hommes des Sept Couronnes les appellent enfants de la forêt, Feuille et son peuple étaient loin d’être des enfants. L’expression petits sages de la forêt aurait mieux convenu. Ils étaient petits en comparaison avec les hommes, comme un loup est plus réduit qu’un loup-garou. Cela n’en fait pas un chiot pour autant. Ils avaient la peau brun noisette, mouchetée de taches plus pâles, comme celle d’un cerf, avec d’énormes oreilles capables de discerner des sons échappant à l’ouïe de tout humain. Ils avaient aussi de grands yeux, d’immenses prunelles de chat dorées qui voyaient dans des boyaux où les pupilles d’un jeune garçon ne percevaient que des ténèbres. Leurs mains comptaient juste quatre doigts, avec des griffes noires acérées en lieu d’ongles.

Et ils chantaient, oui. Ils chantaient en Vraie Langue, et Bran ne comprenait donc pas les paroles, mais leurs voix avaient la pureté de l’air en hiver. « Où est le reste de votre peuple ? demanda Bran à Feuille, un jour.

— Entré dans la terre, répondit-elle. Dans les pierres et dans les arbres. Avant que n’arrivent les Premiers Hommes, tout ce territoire que vous appelez Westeros était notre demeure et pourtant, même en ce temps-là, nous étions peu. Les dieux nous ont accordé de longues vies, mais pas de grands nombres, de crainte que nous ne couvrions le monde, comme les cerfs envahissent un bois lorsqu’il n’y a pas de loups pour les chasser. C’était à l’aube des jours, lorsque notre soleil se levait. À présent, il sombre, et nous sommes dans notre longue érosion. Les géants aussi ont presque disparu, eux qui étaient notre perte et nos frères. Les grands lions des collines de l’ouest ont été exterminés, les licornes sont pratiquement éteintes, il ne reste plus que quelques centaines de mammouths. Les loups géants nous survivront tous, mais leur heure viendra aussi. Dans le monde qu’ont fait les hommes, il n’y a plus de place pour eux, ni pour nous. »