Emmett-en-Fer chevauchait en tête de colonne, monté sur un des plus laids canassons qu’ait jamais vus Jon, un animal hirsute qui ne semblait composé que de poil et de sabots. « I’ se raconte qu’y a eu des histoires dans la tour des Ribaudes la nuit dernière, annonça le maître d’armes.
— La tour d’Hardin. » Sur les soixante-trois qui étaient revenus de La Mole avec lui, dix-neuf avaient été des femmes et des filles. Jon les avait logées dans cette tour abandonnée où il avait lui-même dormi naguère, lorsqu’il était nouveau au Mur. Douze étaient des piqueuses, plus que capables de défendre à la fois leur personne et les filles plus jeunes des attentions indésirables des frères noirs. Certains des hommes qu’elles avaient renvoyés avaient attribué à la tour d’Hardin ce nouveau nom insultant. Pas question pour Jon d’officialiser la moquerie. « Trois soûlards abrutis ont confondu Hardin avec un bordel, voilà tout. Ils sont en cellules de glace, à présent, à méditer sur leur erreur. »
Emmett-en-Fer eut une grimace. « Les hommes sont des hommes, les vœux, c’est des mots, et les mots, c’est du vent. Devriez placer des gardes autour des femmes.
— Et qui gardera les gardes ? » T’y connais rien, Jon Snow. Mais il avait appris, et Ygrid avait été son professeur. S’il ne pouvait pas respecter lui-même ses vœux, comment pouvait-il attendre davantage de ses frères ? Mais il y avait du péril à batifoler avec des sauvageonnes. Un homme peut avoir une femme, un homme peut avoir un poignard, lui avait dit un jour Ygrid, mais y a pas d’homme qui peut avoir les deux à la fois. Bowen Marsh n’avait pas eu complètement tort. La tour d’Hardin était du bois sec en mal d’étincelle. « J’ai l’intention d’ouvrir trois autres châteaux, annonça Jon. Noirlac, Sablé et Longtertre. Tous avec une garnison du peuple libre, sous le commandement de nos propres officiers. Longtertre ne sera peuplé que de femmes, hormis le commandant et le surintendant. » Il y aurait de la fraternisation, il n’en doutait pas, mais les distances seraient suffisantes pour compliquer l’affaire, à tout le moins.
« Et quel est le pauvre idiot qui va récolter ce poste de choix ?
— Je chevauche à ses côtés. »
Le regard mêlé d’horreur et de joie qui traversa le visage d’Emmett-en-Fer valait plus qu’une bourse d’or. « Mais j’ai fait quoi, pour que vous me haïssiez tant, messire ? »
Jon rit. « Ne t’inquiète pas, tu ne seras pas seul. J’ai l’intention de t’adjoindre Edd-la-Douleur pour second et intendant.
— Quelle joie chez les piqueuses. Vous feriez p’têt’ bien d’attribuer un château au Magnar. »
Le sourire de Jon mourut. « Je le ferais si je pouvais avoir confiance en lui. Sigorn me blâme de la mort de son père, j’en ai peur. Pire, il a été élevé et formé pour donner des ordres, pas pour en recevoir. Ne confonds pas les Thenns avec le peuple libre. Magnar signifie seigneur dans la Vieille Langue, m’a-t-on dit, mais Styr était plus proche d’un dieu pour son peuple, et son fils est taillé dans la même peau. Je ne demande pas aux hommes de s’agenouiller, mais ils doivent obéir.
— Certes, m’sire, mais feriez mieux de prendre des mesures au sujet du Magnar. Vous aurez des problèmes avec les Thenns si vous les ignorez. »
Les problèmes sont le lot du lord Commandant, aurait pu répondre Jon. Sa visite à La Mole lui en créait beaucoup, en fin de compte, et les femmes étaient le moindre. Halleck se révélait exactement aussi turbulent que Jon l’avait craint, et il y avait des frères noirs dont la haine du peuple libre était chevillée à l’os. Un des fidèles de Halleck avait déjà tranché l’oreille d’un charpentier dans la cour et, très probablement, ce n’était qu’un avant-goût des flots de sang à venir. Il devait ouvrir les anciennes forteresses sans tarder, afin de pouvoir envoyer le frère d’Harma à Noirlac ou Sablé. Pour l’heure, cependant, ni l’une ni l’autre n’était propre à l’habitation humaine, et Othell Yarwyck et ses maçons tentaient encore de restaurer Fort Nox. Certaines nuits, Jon Snow se demandait s’il n’avait pas commis une sérieuse erreur en empêchant Stannis de mener tous les sauvageons au massacre. J’y connais rien, Ygrid, se disait-il, et peut-être que j’y connaîtrai jamais rien.
À un demi-mille du bosquet, de longs rais rouges d’un soleil automnal passaient à l’oblique entre les branches des arbres nus, maculant de rose les amas de neige. Les cavaliers franchirent un ruisseau gelé, entre deux rochers déchiquetés blindés de glace, puis suivirent vers le nord-est un sinueux sentier d’animaux. Chaque fois que le vent lançait une ruade, des gerbes de neige pulvérulente saturaient l’air et leur lardaient les yeux. Jon tira son écharpe sur sa bouche et son nez et remonta la coule de sa cape. « On n’est plus très loin », annonça-t-il aux hommes. Personne ne répondit.
Jon sentit Tom Graindorge avant que de le voir. Ou était-ce Fantôme qui le flairait ? Ces derniers temps, Jon Snow avait souvent la sensation de ne former qu’un avec le loup géant, même à l’état de veille. La grande bête blanche apparut la première, s’ébrouant de la neige qu’elle portait. Quelques instants encore, et Tom la suivit. « Des sauvageons », annonça-t-il à Jon, à voix basse. « Dans le bosquet. »
Jon fit arrêter les cavaliers. « Combien ?
— J’en ai compté neuf. Pas de gardes. Quelques morts, peut-être, ou en train de dormir. Des femmes pour la plupart, à c’ qu’i’ semble. Un enfant, mais y a un géant, aussi. Ils ont allumé un feu, la fumée passe à travers les arbres. Les idiots. »
Neuf, et j’en ai dix et sept. Quatre des siens étaient des novices, toutefois, et aucun n’était un géant.
Néanmoins, Jon n’était pas disposé à rebrousser chemin pour regagner le Mur. Si les sauvageons sont encore en vie, il se peut que nous puissions les recueillir. Et s’ils sont morts, ma foi… un cadavre ou deux pourraient avoir une utilité. « Nous allons poursuivre à pied », dit-il en descendant de selle avec légèreté sur le sol gelé. La neige lui montait à la cheville. « Rory, Pate, restez auprès des chevaux. » Il aurait pu confier cette tâche aux novices, mais ils avaient besoin de tâter du combat tôt ou tard. L’occasion en valait bien une autre. « Déployez-vous en arc de cercle. Je veux cerner le bosquet sur trois côtés. Gardez en vue les hommes à votre droite et votre gauche, afin de maintenir les écarts. La neige devrait étouffer nos pas. Moins de chance de verser le sang si nous les prenons par surprise. »
La nuit tombait avec rapidité. Les rayons de soleil s’étaient évanouis quand les bois à l’ouest avaient avalé la dernière tranche de l’astre. Les congères rosées viraient de nouveau au blanc, leur couleur se délavant au fur et à mesure que le monde s’obscurcissait. Le ciel du soir avait viré au gris fané d’un vieux manteau trop souvent nettoyé, et les premières étoiles sortaient timidement.
En avant, il aperçut la pâleur d’un tronc blanc qui ne pouvait être qu’un barral, couronné d’un panache de feuilles rouge sombre. Jon Snow tendit le bras derrière lui et tira Grand-Griffe de son fourreau. Il vérifia à droite et à gauche, lança à Satin et Tocard un hochement de tête, les regarda le transmettre aux hommes suivants. Ils se ruèrent ensemble sur le bosquet, piétinant des tas de vieille neige sans autre bruit que leur souffle. Fantôme courait avec eux, ombre blanche auprès de Jon.
Les barrals se dressaient en un cercle aux lisières de la clairière. Ils étaient au nombre de neuf, tous peu ou prou de même âge et de même taille. Chacun portait un visage sculpté, et il n’y en avait pas deux identiques. Certains souriaient, d’autres hurlaient, certains le hélaient. Dans la pénombre croissante, les yeux paraissaient noirs, mais à la lumière du jour ils seraient rouge sang, Jon le savait. Les mêmes yeux que Fantôme.