Par la fenêtre, je regardai fixement le monument aux morts. Malgré la distance, je connaissais par cœur les vingt premiers noms, mais ça n’avait rien d’un réconfort. J’avais toujours eu une mémoire terrifiante. Je connaissais aussi par cœur toute la filmographie de Walsh et d’Huston, tout le personnel des orchestres qui avaient sévi au Cotton Club, celui de toutes les formations de Ducke et de Stan Kenton. Le pédigrée complet d’une centaine de types fichés au Grand Banditisme, et alors ? Il me vint un spasme mental. Alors, Sonia était revenue. Elle m’avait plus ou moins supplié de retrouver Chess. Sauvage, lui, avait fait irruption sur mon lieu de travail, afin de me conseiller amicalement de n’en rien faire. Il était reparti avec la photocopie du rapport caviardé. Ah et oui : les dix bâtons ! Et Zimmer, mon généreux mécène, le bordereau apocryphe… Prends l’oseille et tire-toi. C’était un beau titre de cinéma, mais il n’y avait que dans certains films qu’on s’en tirait, et pas tous, encore.
J’avais payé ma dette. En douce, mais je l’avais payée.
Plus question de bouger.
J’oubliais quelque chose. Quelque chose qui se profila dans l’embrasure de la porte, un sac de toile au bout du bras, et qui devint quelqu’un au sourire anxieux en me signifiant qu’il était temps de décamper. Je la regardai un bon coup à la racine du nez, pris une longue inspiration en appui bras tendus au bord de la table. Il était temps d’arrêter les frais. Le sourire s’effaça et fit place à une expression tendre et désolée. Je me dégonflai comme une baudruche, me levai et lui pris le bras, tout en cherchant les clés de la boutique.
Tellier avait regagné ses pénates.
Je fermai les portes d’entrée. Il bruinait doucement. Je pris la main d’Anita et la mis dans ma poche d’imperméable avec la mienne, je remontai le sac à appareils. En passant, la glace de l’annexe nous renvoya notre image. J’avais l’air maussade et harassé, je ne faisais pas exprès d’avoir l’air dur et de sortir d’un bouquin de W.R. Burnett, et elle ne se forçait pas pour ressembler à la fille des pubs Coca-Cola. Nous faisions une drôle de paire !
Nous commençâmes par aller chez elle, chercher quelques affaires pour la nuit. Puis nous passâmes un bon moment à faire des courses à Euro. Nous ne nous lâchions pas beaucoup la main. Personne ne se retournait sur nos pas. Les haut-parleurs distillaient de la soap-music, entrecoupée de réclames, comme on disait quand j’avais vingt ans — et qu’Anita faisait sa première dent. Je poussai le caddy d’un pas décidé jusqu’aux absidioles du Temple de la Consommation, où je fis l’emplette d’un carton de Kentucky Home. Près des caisses, je fis l’emplette d’un bouquin sur le Texan T6 dans la guerre d’Algérie, l’avion qui avait connu soixante ans d’activité — un taxi inoubliable pour tous ceux qui l’avaient eu entre les pattes. J’acquis également à un prix exceptionnel le Nina Simone Live In Paris, double album sur lequel figurait l’interminable Gin House Blues des sieurs Troy et Henderson, et une très personnelle interprétation de Ne me quitte pas. Je suivis Anita pour les victuailles, plongé dans mon bouquin et des souvenirs d’appui-feu et de montagnes violettes.
Si j’avais laissé la grille ouverte, je ne m’en rappelais pas. Les arbres dégouttèrent sur le pare-brise au passage, les phares balayèrent des troncs serrés, des branches basses que j’avais la flemme de tailler frôlèrent les vitres, lorsqu’elles ne tentaient pas de s’agripper aux rétroviseurs. La maison apparut carrée et bourrue, tapie dans l’obscurité, rien moins qu’avenante. Anita ne pipa mot. Je descendis ouvrir le garage. Il ne pleuvait plus. Je rentrai Dizzie Mae, coupai le contact. Il y eut les habituels craquements de la mécanique qui commençait à refroidir.
— Tout le monde sont là, dis-je à Anita.
Elle me jeta les bras autour du cou.
Un peu comme si elle me souhaitait la bienvenue.
Beaucoup plus tard, après le transbordement des courses et une rapide visite guidée, nous nous assîmes sur le divan, devant un feu de sarments. Elle avait faim, et moi aussi. Nous expédiâmes le plateau-télé biplace que j’avais composé en deux temps trois mouvements. Puis elle me demanda si j’avais des films de cul dans ma collection, et je fus contraint d’avouer que le plus audacieux était sans conteste la Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz. Je lui affirmai que je menais une existence de moine-soldat, à quoi elle répondit par un petit rire sec et mince sur tempo hard-rock, en me flanquant une tape sur la joue :
— Toi, un moine-soldat ? Combien de femmes ont défilé ici, monsieur le moine-soldat ?
— Tout ce qui porte jarretelles dans les limites de la cité, trésor.
— Même les traves ?
— J’ignorais qu’il y en eût. Comment c’est un trave ?
— La même chose que toi et la même chose que moi, mais dans le désordre. Où sont les pipi-room ?
— Au fond du jardin. Je te montrerai.
Elle fit mine de frissonner les coudes au corps. Je lui retirai seulement son chemisier. Elle se rengorgea sous mes lèvres, et commença à me pétrir les épaules et la nuque avec une détente de tout le corps. Toutes les chattes et quelques femmes en étaient capables. Elle bredouilla pas mal de choses en secouant la tête de droite et de gauche, et fit montre d’une extrême impatience, ainsi que d’un vocabulaire direct et précis. En substance, j’en retirai la vague impression qu’elle souhaitait que je la traite un peu comme une fille de rien. Chandler avait commis quelque chose à propos des duchesses et des putains, au sujet de leur mode d’emploi réciproque. Elle voulut se débarrasser de sa jupe et je dus lui capturer les poignets. Alors elle me mordit l’épaule, et pas qu’un peu. Je me rappelai les techniques d’immobilisation qu’on m’avait enseignées à l’École de Police. Elles convenaient en principe à tout un tas d’excités, mais pas à un chat-tigre de cinquante kilos, un chat-tigre pourvu de plus de griffes que la déesse Shiva n’avait de bras, et d’un tas de crocs acérés. Alors j’abandonnai toute forme de loyauté et je plongeai sous sa garde. J’essuyai quelques vigoureuses ruades, bien entendu, mais je la mordis à travers le nylon noir, très au-dessous du nombril, je le reconnais, en bas du triangle danger, et elle se contenta d’onduler sous ma bouche en me pressant contre elle, jusqu’au moment où ses plombs sautèrent.
Nous restâmes un grand moment silencieux, ensuite, à regarder le feu s’éteindre. La pluie se mit à crépiter contre les vitres. Il n’y avait pas un souffle de vent, seulement une pluie lourde et triste, comme un trop long chagrin. Là où Anita m’avait griffé, le dos me cuisait. Elle s’absenta un instant. Lorsqu’elle revint, j’avais ouvert le divan et ranimé le feu. Il n’était que minuit.