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Je la déshabillai, retirai mes fringues froissées et m’étendis contre elle. Les draps semblaient humides de n’avoir pas servi. J’éteignis la lampe. Il restait le reflet du feu. Je lui défis ses cheveux et elle s’ébroua. Elle avait les yeux très sombres, très sérieux. Elle me dit :

— Tu es le vilain monsieur que j’aime. Répète !

— Tu es le vilain monsieur que j’aime, nasillai-je.

— Idiot…

— Idiot…

Elle me prit la figure dans ses mains.

— Tous les deux, maintenant, Jacques. Pas moi toute seule. D’accord ?

Je hochai la tête. Elle m’accorda avec gravité un tout petit baiser de rien du tout, et me tourna le dos, couchée en chien de fusil. Elle m’attira contre elle. Je me comportai réellement comme un vilain monsieur. Un très vilain, même. Et lorsque tout fut fini, elle me garda en elle. Je crus qu’elle pleurait. Je lui frôlai les paupières. Elle trouva le moyen de me mordiller les doigts.

— Je t’ai fait mal ?

— Presque pas. Je t’aime tellement, Jacques. Tu me crois ?

— Oui, je te crois.

— Depuis le premier jour. Comment tu expliques ça ?

— Il n’y a pas d’explication.

Je posai mes lèvres sur sa nuque où courait un fin duvet blond. Nous chuchotions à peine. Je lui pris la main, nous entrelaçâmes nos doigts. Pas d’explication !

— Est-ce que tu te sens un peu moins triste ? me demanda-t-elle.

— Triste ?

— Tu es l’homme le plus triste que j’aie jamais rencontré !

— C’est que tu n’as pas dû en rencontrer beaucoup.

Elle me donna un coup de talon dans les chevilles. Je lui pris la taille et la serrai. Je n’étais pas triste du tout. Elle plaqua ses cuisses contre les miennes, remua les reins. Nous n’eûmes aucune peine à nous retrouver. Et tout recommença, en plus doux et paisible, infiniment plus ample. Elle me broya les doigts entre les siens et tout le temps qu’elle jouit, je lui murmurai à l’oreille que moi aussi je l’aimais.

Comme je n’avais jamais aimé aucune femme.

Le malheur, c’est que c’était vrai.

Coquin de sort !

À quatre heures, quelqu’un appela. Lorsqu’après m’être extirpé de ses bras, j’arrivai à décrocher, il n’y avait plus personne au bout du fil. Je ne parvins pas à me rendormir. J’écoutai la pluie, en luttant contre l’envie d’en griller une. Puis il cessa de pleuvoir et je ne m’en rendis pas compte tout de suite, seulement beaucoup plus tard, au fourmillement du silence. J’entendis une chevêche chuinter non loin. Il me sembla entendre un pas sur le gravier. Je me levai sans bruit, me déplaçai lentement jusqu’à l’entrée, étouffai le bruit du placard. Je trouvai le 45 à sa place, entortillé dans un chiffon, au fond de la boîte à chaussures où je l’avais remisé, trois quarts de siècle auparavant juste au commencement de mon éternité. Dans la cuisine, je remplis un chargeur en silence, l’enfonçai dans la crosse et actionnai la culasse en l’accompagnant. Je m’embusquai dans l’ombre de la porte. Un mince rayon de lune dispensait sa clarté laiteuse sur le gravier. Je restai immobile jusqu’à ce que mes yeux larmoient, et que le moindre fourré des ombres menaçantes surgissent — au garde à vous !

En guise de chant funèbre, la chevêche chuinta encore.

Il y eut un froissement d’herbes soudain et de tout petits cris plaintifs, bien vite étouffés, et de nouveau le silence étale. Je me passai le dos de la main sur le front. La nuit vivait sa vie, avec son cortège de minuscules tragédies, de petits drames bien atroces, ses traques inexpiables, son tissu de peurs et de crimes. Chat ? Fouine ou belette ? Je savais que deux renards hantaient le parc. Ils s’en prenaient aux garennes. Je me trouvai brusquement très con, avec mon automatique entre les doigts, une cartouche dans la chambre. Assez semblable à Blin, finalement. Je laissai couler un filet d’eau, en bus deux verres. Il me semblait avoir lu quelque part que ça aidait à dormir. Ma montre marquait cinq heures. Le jour n’allait pas tarder à se lever.

Je retournai me coucher. Je gardai le 45 à portée de main, sous le divan. Et je sombrai dans le sommeil. Comme on tombe de toute sa hauteur.

Ce fut Anita qui me réveilla. Elle avait fait du café et beurré des biscottes. Elle portait un T-shirt blanc qui lui arrivait en haut des cuisses, et rien d’autre. Elle me poussa et posa le plateau entre nous deux. Je déposai un baiser sur son genou poli et doux. Elle me fourra un des plus vieux bols qu’elle avait dû trouver entre les doigts, le remplit de café.

— Crème, lait ?

— Lait… (Elle le versa.) Demain matin, c’est mon tour.

— C’est ton tour ?

— Le petit-dèje…

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça. Demain matin ?

— Ça veut dire que je te garde.

Elle eut un geste preste. Elle me posa le 45 sur le nombril, s’essuya les doigts avec un kleenex et enfourna une biscotte beurrée. Puis elle me fixa.

— Tu veux me garder… Avec ça ?

Je saisis le Colt et l’expédiai dans le fauteuil. Il disparut entre les coussins. Je la regardai par-dessus le bord du bol.

— S’il le faut, oui, sans hésiter !

— Bon Dieu, tu es complètement fou.

— Oui, Mme Cavallier.

Elle écarquilla les yeux, rétorqua durement :

— J’espère que tu ne te sens pas obligé de sortir des choseries plus grosses que toi.

Je lui pris la main. Elle me considéra avec une fixité soudaine. Je persistai et lui demandai ce qu’elle en pensait d’en prendre pour vingt ans ? Elle fit une petite mine chiffonnée. Il fallait que je demande à son papa.

Je m’extasiai.

— Parce que tu as un papa !

— Un papa, une maman. Papa polack, maman rital. Une flopée de sœurs. Comme tout le monde. Pas toi ?

— Moi ? Non : on m’a trouvé sous un porche.

— Arrête, je vais chialer !

Il n’y avait vraiment pas de quoi.

Le vendredi matin, deux événements se produisirent. Tellier me téléphona à la boîte qu’il se sentait patraque. Est-ce que je pouvais prendre les rênes jusqu’au lundi, qu’il ait le temps de se retourner ? J’avais prévu un dégagement mais tant pis. Je passai le voir, toutes affaires cessantes. Sa femme était partie en courses. Il me reçut dans son petit bureau rempli de maquettes de bateaux sous verre. J’en comptai une douzaine. Aucune n’était prévue pour naviguer. Tellier portait une chemise de flanelle bleu foncé, un bas de treillis et des mules. Foxie, son épagneule, était couchée en rond sous la fenêtre. Lorsque j’étais rentré, elle m’avait adressé un bref coup d’œil et avait soupiré très fort, puis elle avait reposé le museau sur ses pattes et baissé les paupières. De temps à autre, un bref frémissement lui courait sous la peau.

Tellier alluma la petite cafetière électrique posée sur le bureau. L’eau ne tarda pas à gargouiller. Il me fit signe de me servir et me regarda boire en grignotant de petits gâteaux maison à la peau de lait. Je me bornai à examiner la galère la plus proche. Il n’y avait rien à dire. Je souhaitais intérieurement qu’il tînt le plus longtemps possible. J’avais trop peu d’amis pour en perdre à tout bout de champ. Seulement, la parcimonie de ses gestes, la lassitude du ton trahissaient une grande usure, et par-dessus tout la terrible tentation de baisser les bras que j’avais rencontrée chez pas mal de gens de tous âges — que j’avais fini par retrouver à plus ou moins long terme en gisants plus ou moins satisfaits.