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Et merde !

Je rentrai au journal. La direction régionale m’appela et me tint la jambe une bonne heure. Lorsque je raccrochai, Anita me passa le Commissariat. Fabre avait sa voix des mauvais jours.

— Où est Papy ?

— Sur la touche…

— Ah merde !

— Les grands esprits se rencontrent…

— … Sur les chemins de la bêtise.

— C’est pas à ça que je pensais.

— Toujours le palpitant ?

— Je n’ai pas eu droit aux confidences, mais on le dirait bien. (Je soupirai. Fabre répéta merde.) Vous avez quelque chose ?

— Moi, rien, déclara Fabre. Vous n’êtes pas au courant ?

— Au courant de quoi ?

— Une autre bonne femme vient de se faire suriner. Elle était descendue acheter le journal et des cigarettes. Le type lui a fait un des plus beaux décolletés que j’aie jamais vu.

Je reconnus le ton cynique qui est souvent la marque du vieux poulet. La plupart du temps, ça leur tenait lieu de blindage. Les pires étaient ceux qui accueillaient la mort avec indifférence. Je n’en avais pas compté beaucoup. J’allumai une cigarette, me raclai la gorge tout en ouvrant le canard. Mon papier faisait deux colonnes en page locale et la photo avait une précision cruelle.

— Elle a une chance de s’en tirer ?

— Pas la moindre. Le type l’a saignée comme un goret. Elle est morte.

— Ah, merde.

— Je vais au Tribunal. Ça vous dirait d’en être ?

Ça ne me disait rien, mais pas moyen de faire autrement ! J’indiquai à Anita où elle pouvait me joindre. Elle me dit qu’elle m’attendait pour déjeuner. Je pris Dizzie Mae sur le parking et me rendis au TGI. Le briefing avait lieu chez le Proc’. Je me fis petit dans un coin. Il s’était remis à pleuvoir, et je regardai l’eau ruisseler sur les grandes vitres. Il faisait à peu près aussi sombre dehors que dedans. Je ne pris presque pas de notes. Fabre fit passer des photos polaroid de la deuxième victime. J’avalai un peu de salive. Louviers, la jeune juge d’instruction en jeans et bottines mauves, à qui je les tendis me tapa une cigarette.

— Bon sang, dit-elle à mi-voix.

— Pas loin de six litres, murmurai-je.

Je n’avais pas envie de faire le malin. Je me sentais aussi vaillant qu’une fourmi écrasée. L’assassin était un dingue. Les assassins ? C’était le boulot des flics. Le Procureur m’adressa la parole. Il avait soixante ans et une réputation de sévérité parfaitement justifiée. Je n’y trouvais rien à redire.

— Nous jouons la transparence, Cavallier.

— Je le vois bien, Monsieur.

— Parfait. Que comptez-vous faire ?

— Rien qui puisse gêner les recherches. (J’allumai une Camel.) Rien qui soit susceptible de flanquer la panique en ville.

J’avais surtout envie de décamper. Le briefing s’acheva peu avant midi. Hammer, le Procureur, me retint quelques instants.

— Fabre m’a appris que Tellier est malade ? Est-ce que vous l’avez vu ?

— Oui.

— Comment est-il ?

Je bougeai la main comme une gouverne de profondeur.

— Bon sang, soupira Hammer.

Je m’abstins de lui faire remarquer que la petite Louviers avait dit la même chose, à propos des photos. Il se passa la main sur sa courte brosse gris fer. Pour le peu que je savais, Tellier et lui avaient servi dans la même unité des Forces Françaises Libres, avec Durrieu, le Directeur de Cabinet du Préfet. Auparavant, ils avaient poursuivi leurs études dans le même collège de la ville — le seul à l’époque. Après diverses pérégrinations, ils étaient revenus au pays, qui s’enorgueillissait de la réussite de ses fils. À juste raison, me paraissait-il. Hammer me dévisagea, comme si j’étais une manière de Messie.

— Est-ce qu’il va s’en tirer ?

— Je le souhaite autant que vous, Monsieur.

— Je le sais, Cavallier. Notre ami a beaucoup d’estime pour vous. Je connais la sûreté se son jugement… (Il contourna le bureau, me raccompagna jusqu’à la porte.) Je sais que vous ferez pour le mieux…

Nous nous serrâmes la main et je descendis les escaliers du Palais en m’emmitouflant dans mon trench. Fabre m’attendait dans sa 305, sur le parking. Je jetai la cigarette trempée que le vent aigre avait failli m’arracher de la bouche. Je m’installai dans le siège du passager, étendis les jambes. La radio de bord grésillait dans la boîte à gants.

— Je vous ramène ? proposa Fabre.

Je fis un petit signe du pouce en direction de Dizzie Mae allongée sous la pluie. Fabre se pencha, la vit et sortit une cigarette. Un fourgon annonça son retour à l’Usine, le gardien de la Salle de Commandement signala bien reçu. Les indicatifs aux noms de pierres précieuses (ou semi-précieuses) n’avaient pas changé.

— Une sale affaire, confia Fabre.

Je le savais aussi bien que lui. J’avais dirigé un Groupe de Répression du Banditisme assez longtemps pour reconnaître une cagasse d’une affaire de routine. Les pires étaient provoquées par des fondus, qu’on ne finissait pas toujours par alpaguer. Je n’avais jamais mis la main sur le Violeur de l’Autoroute. Il s’était calmé tout seul, ou bien il avait été muté ailleurs — ou encore il était mort dans son lit, entouré de l’affection de ses proches… Huit victimes en dix mois. Il était passé entre tous les dispositifs de surveillance, et pourtant il n’opérait que sur la surface d’une aire de repos. Une seule fois il avait manqué son coup en s’en prenant à une fille qui pratiquait l’aïkido en équipe de France.

— Est-ce que vous connaissez bien Sauvage ? me demanda Fabre en fixant son pare-brise.

— Plus ou moins. (Une boule m’obstrua la gorge.) Nous avons bossé dans le même SRPJ. Il doit être divisionnaire, à présent.

— Pas encore, mais ça ne saurait tarder. Quel genre de type ?

Je m’abstins de me mouiller.

Le Commissaire Principal Fabre ne jugea pas utile de paraître me prendre au pied de la lettre. Je n’essayai pas de connaître le pourquoi de la question. Ce que je ne savais pas, on ne pouvait pas me faire grief de l’ignorer. Je réprimai une violente envie de pisser. Je jouai au con. Fabre me rendit la pareille. Tout était pour le mieux — dans le pire des mondes possibles. Je compris que l’entrevue était terminée lorsqu’il fit hennir le démarreur de la 305.

Je rentrai au pas dans les embouteillages de midi, en écoutant Jimmy Dawquins — l’un des meilleurs chantres du Chicago Blues moderne — sur le lecteur de cassettes. Anita m’attendait. Elle se fit un raccord de maquillage en vitesse et nous allâmes manger à la cafétéria. Selle d’agneau aux herbes, frites, salade. Côtes du Rhône. Nous passâmes prendre le café au Globe.

Tout ce qui comptait dans la presse écrite et parlée dans le coin, deux éléments de la magistrature, plus Tokyo, un flic intrépide des Renseignements Généraux, avait investi une banquette et pas mal de sièges. On nous fit de la place, de la manière la plus naturelle du monde. Comme si tout le monde s’y était attendu d’entrée de jeu. Tokyo nous apporta les tasses, plus une poire pour moi et un Cointreau à Anita.

Il cessa de pleuvoir. Un soleil éclatant parvint jusqu’au fond de la rue. On prévoyait un beau week-end, avec des températures plus élevées que les normes saisonnières. Tokyo me demanda des nouvelles de Papy. Ce que je lui appris sembla le contrarier. Puis il s’enquit de la santé de Dizzie Mae. Elle avait décidément beaucoup d’admirateurs, pour une vieille de son âge !

— Le jour où vous voulez la bazarder, Cavallier, pensez à moi ! sourit-il. C’est un quoi ? Un V 6 Ford ?

— Négatif : V 8 Ford.

Il s’enthousiasma :

— Comme dans Maybelline ! (Il fredonna les paroles d’une voix juste, en s’accompagnant à la batterie avec un manche de cuillère à café. Le jour où il avait décidé de chasser le crime, il avait privé le monde des variétés d’un chanteur de premier ordre.) Chuck Berry, vous vous rappelez ?