— Quel rapport avec Rollet ?
Fabre croisa les mains sur la nuque. La veste s’entrouvrit et démasqua la crosse combat de son RMR. Il soupira faiblement.
— Eh bien, il semblerait que votre ami Chess ait été le patron de Marisi Bis. Et lorsque la PJ a voulu obtenir quelques éclaircissements, on s’est aperçu qu’il avait pris la tangente… Et quand la financière a fourré le nez, à tout hasard, dans ses affaires, elle s’est aperçue qu’il était partout dans le rouge.
— Bon Dieu, fis-je en vain, d’accord, Rollet n’était pas un enfant de cœur, mais de là à se mouiller dans une embrouille de ce calibre ! Il n’avait rien d’un gangster.
— Qui vous parle de gangster ? contra Fabre. Vous savez comme moi combien les frontières sont floues et poreuses, entre ce que certains appellent le bien et le mal. Question de contexte… d’altitude. Votre ami avait rendu des services, en contrepartie il avait reçu de l’aide. Vous savez comment ça se passe…
— Je ne sais rien.
— C’est vous qui parlez comme un gangster, sourit Fabre.
Je me levai tant bien que mal, fourrai les poings dans les poches.
— Écoutez, Commissaire, inutile de jouer aux cons. J’ai eu assez d’emmerdements pour toute une vie. J’ai raccroché les gants, que vous le vouliez ou non. J’ai changé de crémerie. Le passé est le passé. (Il avait le torse à l’horizontale, l’air indolent mais ne cessait pas de me scruter à travers ses paupières mi-closes. Je repris mon souffle.) Je sais ce que vous pensez, parce que moi aussi j’ai occupé un fauteuil comme le vôtre, à écouter des salades, à entendre des vieux chevaux de retour jurer sur une pile de Codes de Procédure Pénale que c’était fini, en se tordant les mains et en prenant Dieu le Père et tous les avocats du barreau à témoin — jusqu’au moment où il ne restait plus qu’à leur passer les pinces et les emmener au falot. Vince Marisi m’a tiré dessus. Je l’ai eu le premier. J’ai obtenu gain de cause en appel. Personne ne m’a vidé de l’Usine. Je me suis vidé moi-même. J’ai des revenus avouables, une voiture de vingt ans. Je suis en règle avec le Trésor Public. Je regrette que Sauvage ait des soucis. Je ne crois pas que Rollet ait été assez con pour s’embringuer dans une affaire louche. En tous cas pas dans un truc où il risque de laisser des plumes !
Fabre se laissa retomber en avant. Ses pieds reprirent contact avec le sol en même temps que ses mains s’abattaient, bien ouvertes, sur le sous-main, et il éclata d’un rire sonore que je ne lui avais jamais entendu.
— Bon Dieu, Cavallier, vous vous débrouillez comme un bâtonnier ! (Il contourna son bureau, me prit le coude.) Ne prenez pas les choses tellement à cœur, j’ai cru que votre tirade ne finirait jamais. Vous n’êtes pas aux assiettes, et personne ne vous accuse de quoi que ce soit. Qu’est-ce que vous diriez d’un bourbon chez Paulette ? Hein ? Elle a deux nouvelles filles, qui se bouffent l’oignon avec beaucoup de véhémence, m’a-t-on dit, certains soirs…
Je me laissai conduire. Paulette trônait seule derrière le bar. Elle se fendit d’un sourire à notre entrée. Nous nous juchâmes sur deux tabourets en coin. Paulette servit une tomate et un Old Kentucky en secouant les seins qu’elle portait en cartouchière. Elle ressemblait à une mère maquerelle sur le retour — ce qu’elle était. Elle nous laissa pour conciliabuler avec un type de la grande ville — un canaque dont l’auriculaire gauche s’ornait d’une obsidienne.
En sortant, la sirène du marché sonna midi. Il faisait beau et tiède.
— Il traîne de drôles de corps, observa Fabre en allumant une Gauloise dans ses paumes, mais il n’ajouta rien.
Il m’accompagna jusqu’au parking. J’ouvris les portières au large. Il s’appuya à Dizzie Mae. J’enlevai ma veste et la jetai sur la banquette arrière, mais ne montai pas. Je sortis une Camel et il me donna du feu.
— Je vous tiens pour un type réglo, Cavallier, me confia-t-il. Hammer et Papy sont du même avis. D’un autre côté… (Il détourna les yeux.) Un chien ne donne jamais de chats, et ainsi de suite, hein ! Je sais que vous vous tenez à carreau… Alors, continuez.
C’était bien mon intention. Nous nous serrâmes la main et il partit en secouant la tête. Je me laissai tomber dans le baquet, claquai les portières et mis le contact. Je me contraignis à ne pas faire hurler les pneus en démarrant. Je roulai à soixante jusqu’à l’agence. Je me forçai à écouter les récriminations de Pérez, à propos de la couverture du derby de hand à la salle polyvalente. Je me maîtrisai pour ne pas grincer des dents lorsque le téléphone sonna dans le bureau de Tellier. Je me dominai pendant que le patron de la région me passait un savon à propos du tueur au couteau : nous aurions dû être en flèche. Je rétorquai que les nécrophages pouvaient s’en donner à cœur joie, que lorsqu’ils auraient fini de faire les beaux ils regagneraient leur nid, mais que nous, nous resterions et qu’il nous faudrait essuyer les plâtres et ramasser leurs papiers gras et leurs macules de merde. Et je raccrochai.
J’achetai un bouquet de lilas à un môme et retournai à la maison. Anita avait fait du feu et fabriqué une grande carafe de citronnade. Elle portait une courte robe en jean très pâle et des sandales à talons aiguille. Je mis des côtelettes à griller, retirai ma chemise et me souvins des fleurs. Elle rit et m’embrassa sur la joue.
— C’est tout ?
— Pour l’instant oui.
Elle disposa le lilas dans un grand pot de Nescafé rempli d’eau. Je m’amusai de sa joie, et de la manière franche et gaie qu’elle avait de prendre la vie. L’air embaumait le feu et la viande à point. Un faux-bourdon vint faire un brin de visite et disparut. Son vrombissement opiniâtre et vain s’éteignit. Le soleil me mordait la peau. Anita se posa une paire de Ray-Ban sur le nez — celle que je portais pour piloter. Elle croisa les chevilles, tira sur sa robe et se laissa aller dans le transat. Je m’occupai du barbecue. Une taie laiteuse vint recouvrir le ciel. Je réfléchis que j’avais assez de fric pour décamper, en tous cas plus que j’en avais eu d’un seul coup. Un chien ne donne jamais de chats, m’avait dit le flic. Je servis la gosse et me contentai de chipoter. J’avais promis à Pérez de lui donner un coup de main. Après le café, Anita ramassa une revue qui traînait sous son transat. Je reconnus un très vieux Match. J’avais collectionné l’hebdomadaire avant qu’il devienne une succursale publicitaire des familles régnantes. Je me levai, posai les paumes sur ses épaules veloutées et brûlantes. Elle m’adressa un sourire alangui. Je tentai une descente à laquelle elle riposta en me donnant sa bouche. Je lui enlevai le journal des doigts. Les pointes de ses seins s’érigèrent sous mes paumes. Elle se fit très lourde à mon cou. Je m’accroupis à côté d’elle sans lâcher ses lèvres. Nous nous séparâmes à bout de souffle et elle cacha son visage contre ma peau.
— Jacques… Je t’aime vraiment, tu sais ?
— Je le sais. Et toi, est-ce que tu le sais ?
Elle fit oui. Je caressai ses paupières et sa bouche avec toute la tendresse que je trouvai en moi. Elle se mit à trembler et ses traits se crispèrent. Elle redressa un visage aveugle, durci par une souffrance qui semblait insupportable. Mais elle me supplia à mi-voix de continuer.
C’était bien le moment !
À dix-sept heures, nous assistâmes à une partie de hand à la polyvalente. EDF contre la cité technique. J’interviewai les entraîneurs, l’adjoint au maire chargé des sports et le responsable de la salle, dans un vestiaire qui sentait la poussière, la sueur et l’embrocation. À travers la cloison, nous parvenaient les vociférations des supporters, le bruit de courtes galopades et les petits rebonds du ballon. Chaque tir claquait comme un départ de 22. On nous servit des kirs dans des verres en pyrex à un bar de fortune, dans le hall. Anita captait tous les regards et c’était tant mieux : je n’avais pas plus envie d’attirer l’attention que de prendre des coups de pied dans les chevilles. Il fallut attendre les résultats de l’après-midi et je fis quelques photos. Lorsque nous partîmes, une bande de gosses tournait autour de Dizzie Mae. Leur chef portait un blouson de toile rouge vif, avec sur le dos le nom d’une équipe fameuse de base-ball, un 501 de chez Levi’s et des Nicke. Il avait la figure couverte de taches de son et des yeux gris vert très écartés — et une façon de se déplacer de petit dur. Je lui pointai dessus un index raidi, le pouce simulant un chien de revolver. Il m’adressa un sourire sceptique, plus vieux et plus toc que le Pont des Soupirs.