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— Merde, papa, dit-il d’une voix cassée, chouette poubelle !

— Ouais, Butch, laissai-je tomber.

Il m’examina froidement. Regarda Anita.

— La meuf, c’était avec dans la pochette-surprise ?

— Non. J’l’ai achetée à part.

— Dites-moi où, coassa-t-il, et j’passe commande d’une douzaine.

— Laisse tomber, fiston. T’as pas assez de mains pour ça.

— Causez pour vous, papa, fit le gosse. (Il sortit un paquet de Pall Mall et un de ses sbires lui donna du feu.) Vous êtes nouveau dans le coin ?

— Ouaip. À un de ces quatre, Butch.

J’ouvris à Anita, mis le contact. Je vis les gosses dans le rétroviseur. Mon petit copain avait la tête inclinée sur l’épaule gauche et une grimace à la bouche. La fumée lui sinuait devant les yeux. Un vrai petit dur de douze ans, perdu dans un blouson et une vie trop grands pour lui, avec des poings durs comme des cailloux et une expression prématurément méfiante et rusée — un de ces caïds en herbe, comme j’en avais arrêté une demi-douzaine, pour des délits qui allaient du vol de meule au viol. Trop vite montés en graine, dans un monde sans tendresse, entre les fissures du béton, lancinants comme une rage de dents. Bon Dieu, j’avais été moi aussi un petit dur, à l’époque de Dario Moréno et de Ray Ventura. Seulement j’étais déjà un soliste et personne ne m’allumait ma cigarette. J’avais la tête farcie des mêmes conneries, pour sûr. Anita s’alluma une cigarette. Elle tira la robe sur ses cuisses, en pure perte. Il faisait très chaud et le ciel était livide. Il ne se déciderait que plus tard pour l’orage.

Nous allâmes manger quelques brochettes au méchoui de la FNACA. Je fis encore quelques photos en prenant l’anisette. Le président départemental commit un bout de speech, laissant entendre le poids électoral de son mouvement. Le conseiller général du canton ouest y alla de son couplet — la rituelle réponse du berger à la bergère —, puis tout le monde se dirigea vers les tables où on débitait les agneaux et nous ne tardâmes pas à nous éclipser. Sur le parking en plein champ, une CX grise était rangée le museau vers la sortie. Les bas de caisse étaient maculés de boue jaune. En passant, je posai la main sur le métal tiède du capot. Il n’y avait personne à bord. Je rejoignis Anita.

En quittant le parking, je relevai de tête l’immatriculation de la voiture. Une 92, comme pas mal de véhicules en location. Chess était censé circuler en Rover, 1976 QP 92. Je pianotai sur le volant tout en cahotant jusqu’à la route. Il n’y avait pas qu’un seul âne pour s’appeler Martin. Et puis, si les choses tournaient mal, comme tout citoyen de ce pays, je pourrais me placer sous la protection de la Police. Cette pensée m’arracha un faible sourire. J’en connaissais trop bien les limites institutionnelles. Non, si les choses tournaient mal, je n’avais que deux solutions, me tirer au Pôle Nord ou continuer comme si de rien n’était, en bétonnant et en priant Dieu ou le Diable de passer entre les gouttes. Des larmes de plomb calibre 9 mm. Mon estomac fit un double axel et retomba sur ses pattes. Anita me mit la main sur l’épaule. Elle portait un parfum acidulé, frais et presque impalpable. Je manquai m’arrêter et lui confier mes soucis.

Peut-être aurait-elle compris. J’avais empilé pas mal de conneries, et par où aurais-je pu commencer ? Clap, première : Alger, cinquante-neuf. Un lycée perdu dans les orangeraies, avec derrière le stade des cèdres à la plaine éolienne et désenchantée. Un môme maigrichon et seul, qui avait appris à jouer de la lame pour préserver l’intégrité de ses orifices naturels, et qui était devenu, nécessité fait loi, un champion de la navaja et du cran d’arrêt. Entre le poste à galène où il captait du Ray Charles, le latin et les maigres colis venus de l’extérieur. Onze points de suture à l’issue d’un match au finish, dans les chiottes du dortoir, qui l’avait opposé au tenant du titre, un jeune Arabe aussi vif et froussard que lui, et qu’on l’avait empêché d’épingler au mur. Version officielle retenue par les autorités : chahut suivi de bris de vitre. Il n’y avait pas eu de match retour, pour cause de vacances d’été. À la rentrée, j’étais devenu le deuxième de cordée d’un grand type nommé Marrat, qui avait haute main sur l’internat, un première doté de bras démesurés et d’une tête de microcéphale, qui couchait avec l’infirmière et s’empressa de me la prêter contre mon appui dans ses rackets, et un rôle d’éminence grise. Je découvris en même temps mon goût de la femme, et celui de l’exercice du pouvoir occulte. Plus tard, les bénéfices de notre association me permirent de goûter au tabac blond et à l’alcool. Et de fil en aiguille, de posséder mon premier calibre 45, une arme lourde et robuste à l’acier gris, à la crosse en bois, un 1911 qui avait fait le débarquement, toute la campagne de France, la Tunisie et l’Indochine, accroché à la ceinture de divers compagnons d’infortune. Ce feu, je crois bien que je m’en souviendrai jusqu’à mon dernier jour. Il avait une pente de crosse qui le rendait rapidement aussi familier que la poignée de main d’un bon copain. Malgré la détonation assourdissante, il se cabrait dans le poing, au départ du coup, comme un bon petit cheval solide et nerveux. Je tripotais inlassablement ses grosses balles cuivrées, je le démontais et le remontais avec un orgueil et un contentement secrets. Fin soixante, j’étais devenu un tireur tout à fait acceptable. Je mesurais un mètre soixante-treize et pesais soixante kilos. J’avais passé les deux bacs sans effort. Bien sûr, il y avait la guerre, et alors ? Je m’apprêtais à aller passer l’été à Alicante, lorsque Marc m’avait invité à prendre l’apéritif à l’Aletti. J’y avais fait la connaissance d’un lieutenant parachutiste, un jeune homme grand, bâti en hercule, aux cheveux jaunes et au sourire facile. Ce soir là, alors qu’un chalutier griffait l’eau plate et argent de la baie, dans la lourde senteur épaisse de la mer immobile, Chess était entré dans ma vie.

Moi aussi, alors, comme Gatsby, je croyais en « la lumière verte, l’extatique avenir qui d’année en année recule devant nous… » Qu’importe s’il m’échappait : moi aussi, demain, je courrais plus vite, mes bras s’étendraient plus loin… Oui, c’est ainsi que j’avançais et peut-être devinais-je déjà que c’était notre lot à quelques-uns, notre petite fatalité sur un mode mineur, « barques luttant contre un courant qui nous rejetait sans cesse vers le passé », nous autres qui poursuivions cahin-caha un rêve prémonitoire de bonheur, fort voisin de la mort.

Et tout aussi dépourvu d’importance.

Je pris une Camel dans ma poche de chemise, l’allumai. Anita me caressait la nuque du bout des doigts. Nous roulions sur le boulevard du Crépuscule, elle avait les hanches larges, la gorge un peu trop opulente et les longues jambes nerveuses, le sourire plein et endormi des filles chères à ce colosse de Leadbelly et à moi, lorsqu’il chantait de sa voix dont le timbre âpre, le débit saccadé, évoquaient une poignée de graviers secouée dans un bidon, la heavy-hipted mam, la mama baraquée dont le prénom était Josey et qui avait l’air de marcher sur des œufs. Les pneus chuintaient à peine sur la chaussée très sèche. La mélancolie ne me valait rien. Quelque chose rendait le tabac amer, vaguement nauséeux.