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— Rien du tout.

Il rigola en silence :

— La transparence, je sais ! Grouillot dans un canard de dixième zone. Juste ce qu’il faut pour l’argent de poche et les cigarettes. Une couverture en béton. (Il fit non de la tête. Puis il releva le front. Il avait les yeux durs et fixes.) Écoute-moi bien, parce que je ne le répéterai pas. Quelqu’un a ouvert la boîte à Pandore, mais en ce qui te concerne, il n’est rien resté dans le vase. Pas la moindre espérance. Tu te promènes avec une cible de tir de précision entre les omoplates. Et tu sais pourquoi ? Non ? Parce qu’on ne prête qu’aux riches, mon bon…

Je repris la route à la godille. J’écoutai Sting s’excuser de n’être d’accord ni avec M. Reagan, ni avec Gorbatchev. Puis une interview filandreuse du nouveau patron de la communication. Je fis le plein sur l’autoroute et pris un express sans sucre à une machine murale. Il faisait toujours aussi beau et tiède, et les seuls petits nuages dispersés dans le grand bleu n’avaient rien de menaçant. Je m’abîmai dans la contemplation des pistes et des voitures. Dizzie Mae se reposait à l’ombre d’un petit frêne. Je balançai le gobelet vide dans la poubelle destinée à cet usage.

Avant de démarrer, il me prit l’idée de vérifier le niveau d’huile, et sa consistance. Je secouai la tête deux ou trois fois en essuyant la jauge avec un kleenex. Je fis un S majuscule en marche arrière et posai Dizzie Mae à l’entrée de la baie de vidange. Un macaque la mit sur le pont en grommelant.

Je me flanquai derrière lui lorsqu’il dévissa l’écrou de carter. Il me vira, le visage immobile, à cause des règles de sécurité et je battis en retraite comme un péteux. Sans beaucoup d’imagination, on avait collé le disque du mouchard sous la tôle du réservoir d’essence. Je m’abstins d’y toucher. La plaisanterie me coûta quatre cents francs et je repartis, encore plus abattu que je m’étais arrêté. Avec un bon bavard, on peut faire avaler pas mal de salades à un jury populaire, ce qui est la raison d’être des bavards et des jurés. Mais il n’était pas question de ça — pas des assiettes. À conduire crispé, je ramassai des crampes aux bras et mes épaules ne tardèrent pas à se bloquer, de même que mes mâchoires. Je commençai par essuyer la sueur qui me coulait entre les sourcils, puis j’abandonnai. Est-ce que j’avais jamais été autre chose qu’un mort en sursis ? Je me montai la tête une bonne demi-heure en bloquant la file de gauche à cent cinquante.

Sauvage avait marqué beaucoup d’indifférence à son propre sort. Où avait-il acquis cet étonnant sang-froid ? Je l’avais connu incertain, et sans être à proprement parler une lavette, beaucoup plus influençable. Beaucoup moins bien sapé, également, mais il avait pris du galon et de la surface. Ça l’autorisait sans doute à porter une Cartier au poignet droit, quand j’avais gagné pour ma part la montre en bois de douze kilos !

J’arrivai au canard pour l’heure du berger. Tellier avait les yeux enfoncés et le teint plombé. Personne n’avait été découpé en rondelles, ni saigné, ni revolvérisé en mon absence. Les radioteurs périphériques parlaient de lever le camp, et d’obstruction systématique. Pays de ploucs, habité par des ploucs. Tellier m’apprit que j’avais exercé l’intérim comme un chef, de l’avis commun. Bien, très bien. J’avais ménagé l’avenir. Quel avenir ? Je me rappelai l’histoire de Ole Andreson, celui qui attendait les tueurs dans la nouvelle d’Hemingway qui avait donné lieu à une adaptation cinématographique avec Palance, sans bouger de sa chambre et même de son lit.

— Tu ne m’as pas manqué, me dit Anita. J’ai eu une longue journée de repos, toute une longue journée de boulot à me relaxer ! Tu ne peux pas savoir ce que ça m’a fait du bien ! (Elle embarqua son sac, je lui pris la main.) En route pour de nouvelles aventures !

Nous ramenâmes Tellier. Il nous offrit un verre que nous refusâmes. Il gravit lentement les marches de sa villa, vieil homme fatigué pas très en règle avec ses artères, et peut-être avec lui-même, est-ce qu’on sait ? Je passai une heure dans mon transat à ressasser des pensées moroses et Anita respecta mon silence. Elle s’occupa avec ses ongles de pieds, tout en buvant du whisky-Perrier. Je touchai à peine à mon Sugarland Express.

Et sur ces entrefaites, Willy débarqua de sa Rénégade toute neuve.

En camarguaises, jean et chemise à carreaux ouverte sur son torse de gorille, une chaîne en or autour du cou juste suffisante à supporter l’ancre d’un douze mètres. Du premier coup d’œil, il ne dut pas lui échapper que mon amie ne portait rien sous sa robe, mais il avait l’esprit ailleurs. Il accepta un siège et un verre de ma mixture. Il profita qu’Anita allait faire le plein de glace pour attaquer.

— Le tapis brûle, chef !

— Je ne suis chef de rien du tout. Sauf de ma soupe, quand elle est dans mon assiette.

— Bon Dieu, ch… Vous allez vous réveiller quand il sera trop tard. C’est pas vous qui me disiez tout le temps qu’il faut toujours tirer le premier ? Pas laisser prendre l’initiative ?

— Il s’agissait de considérations d’ordre général, Willy… Des propositions philosophiques, en quelque sorte. Tu vois ?

— Vous êtes cinglé.

— Je suis le premier à le penser. Bon, primo : contacte Popeye. Dis-lui de s’occuper du bateau. Qu’il voie où en sont les Volvos, les batteries… Si quelqu’un l’interroge, c’est pour le vendre. Secundo, je veux tout sur le rombier à la CX. Tout, mais en douceur. Évite d’envoyer Rambo. Pas de violences. Pas d’interrogatoire musclé. De la dentelle… Je l’en savais très capable. Ça n’aboutirait à rien, mais c’était manière d’amadouer sa susceptibilité et de réfréner son enthousiasme.) Capito ?

Il acquiesça avec sobriété. Dans les poils drus et luisants de son thorax pendouillait un de ces crucifix que toute personne normale eût porté à la ceinture — ou cloué au-dessus de son lit. Anita revint avec un ravier de glaçons. Nous parlâmes de choses et d’autres, puis Willy prit congé, enleva la Renégade sans la moindre trace d’esbroufe et disparut.

— Quel homme, soupira Anita. Ça au moins c’en est un vrai, un dur. Un tatoué !

— Un rêve avec des cubes de glace !

— Jaloux, minauda-t-elle. Tu dis ça, mais tu aimerais bien…

— J’aimerais bien quoi ?

— Ressembler à King Kong !

— Anita, qu’est-ce que ça te dirait, une croisière ? La Côte d’Azur, la Sardaigne… Sicile, l’Adriatique, puis cap sur la Crète et le Roi Minos…

Elle rit, mi-figue, mi-raisin. Je l’attrapai par le bras. Ses yeux se froncèrent. Ils étaient plus gris que bleus. Elle se laissa tomber de tout son poids en travers de mes cuisses. Elle me picora la figure, m’embrouilla les cheveux. Battit des cils contre ma joue. Manière de me faire comprendre qu’elle n’en avait rien à secouer, ici ou ailleurs.

Mon rêve de yachtman me tint éveillé presque toute la nuit. Il y était question de mer mauve et de soleil couchant, du battement sourd et lent des moteurs (rien qui ressemble plus à quelque chose de vivant que deux diesels marins, encore qu’à une certaine époque le comble de l’horreur me parût être la simple idée de coller quelque chose de suant et de soufflant, quelque chose de vulgaire et en un mot de mécanique dans une coque intrépide et gracile), du remous des hélices, du plumet d’écume à la proue, des bangs sourds du passage au clapot, de l’odeur complexe des cabines — signe que le moral était bas.

Cependant, qu’est-ce qui m’empêchait de jouir de ma toute jeune prospérité ? Rien, sinon la prudence. Je me récitai la bible des conditions de sécurité, mixte élégant de Sun-Tsu et de saint Augustin, avec un zeste de Mao. Le bréviaire du clandestin. Ne bouger ni poil, ni patte… Ne pas déranger la belle avant qu’il en soit temps. Faire le gros dos. Je me rappelai les principes qui m’avaient valu une petite célébrité douteuse — spécialiste de l’intox et des coups tordus, maître en l’art de l’écran de fumée et du coup de sabot de l’âne, tout ce qui ne m’avait pas empêché de tomber les pieds en avant dans une trappe de première, et encore heureux d’avoir coupé à la fosse !