— Des problèmes, Cavallier ?
— Un problème. Un problème de taille ! Vingt briques, ce coup-ci.
J’éteignis la machine, m’essuyai les paumes.
— Bon sang. Et si tu en parlais aux flics ?
— Qu’est-ce que je vais dire, aux flics ? Qu’on me verse de l’argent en veux-tu, en voilà ? Que je ne connais pas de Zimmer ? Que Zimmer sonne aussi faux, question pseudo, qu’une pièce de douze balles ? Merde, Papy, tu vois un type comme Fabre couper dans ce bobard ? (Je secouai la tête.) Trente bâtons…
— Mais c’est vrai, non ?
Je cessai d’hocher la tête. Je serrai les paupières et les poings à me faire mal.
— Oui, c’est vrai. Seulement des choses comme ça n’arrivent pas. Pas dans la vie normale. (J’ouvris les yeux. Tellier était adossé à la porte. Il me scrutait de très loin, à travers la vitre des Soins Intensifs.) Je n’ai rien contre les flics, mais qu’est-ce que je peux faire ? Et eux ? Prendre une déclaration mais de quoi ? Et pourquoi ? À toutes fins utiles ? Et alors ? Le coup est bien goupillé : il laisse des traces dans les écritures bancaires. Quoi que je fasse, quoi que je dise, tout le monde en retiendra que j’ai reçu trente briques.
— Drôle d’histoire, approuva Tellier. Et Hammer ?
— Le Proc’ ? J’y ai pensé, et alors ? Rien de pénal…
— Si tu lui en parlais, seulement…
— Parler, ça n’engage à rien.
— Et si nous y allions ensemble ?
Je martelai doucement l’arête du bureau avec le tranchant de la main. De la gauche, j’allumai une cigarette.
— Je n’ai pas retenu grand’ chose de l’Usine, Tellier… Seulement que le plus difficile au monde, c’est d’essayer de convaincre les autres de sa bonne foi. Surtout lorsque la vérité prend un tour rocambolesque ! Un vol, une arnaque, je ne dis pas… Tu as déjà vu porter le deuil à cause d’un don anonyme ?
— Jamais, reconnut-il. Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je ne sais pas. Je suis en carafe.
— Alors, allons déjeuner tous les trois. Je trouve Anita un peu chiffonnée, ces derniers temps. Est-ce qu’elle ne nous couverait pas quelque chose ?
Vers quinze heures, Willy m’appela et me fixa rendez-vous au Fort de la Justice. Je tapai la 125 de Pérez, son casque et ses gants. Je pris par les champs, traversai les pistes à char et fis deux fois le tour du parcours de cross en m’appliquant à ne pas tomber. Je béquillai et m’arrêtai sur une butte. La poussière retomba dans le grésillement des insectes. Au loin, des voitures miniatures filaient presque sans bruit sur l’autoroute. Je retirai le casque, allumai une Camel. La Renégade arriva par la route en charroyant. Je la laissai se ranger à découvert. Willy en descendit du côté du passager. Le fardeau, derrière le volant, n’était autre que son videur. Trois cents livres de muscles, d’os et de tendons, muet comme un rempart, vif comme un lézard et dépourvu d’imagination comme de casier judiciaire. Je m’éloignai de la bécane, fis mouvement dans les fourrés. Le soleil me rôtissait le crâne et les épaules.
Lorsque je sifflai, Willy se retourna d’un bond en portant la main droite sous sa chemise de toile chambray.
— Doucement, fis-je en dévalant le talus. C’est moi !
Il laissa retomber le bras.
— Vous devriez pas faire des trucs pareils, Chef, reprocha-t-il. Un peu plus et vous vous faisiez poivrer…
Il sortit un portefeuille de sa poche revolver, me le tendit. Il y avait les habituelles cartes de crédit (tout un assortiment), un permis de conduire, valable de A à F dans un parfait état de conservation, délivré par la Préfecture de Police de Paris, établi au nom d’un certain Hervé Chaumette, plusieurs cartes de visite format américain au bristol soyeux et vaguement bleuté, portant la mention « Attaché Commercial », un numéro de téléphone et une adresse, mille cinq cents francs en billets et des tickets de distributeurs automatiques pliés avec soin. Et rien d’autre. Pas la moindre photo, le plus petit papier — rien que des petites bêtises qui domestiquent d’ordinaire ce genre d’objet. Je notai tout ce qui me parut utile.
— Tu l’as eu comment ?
— À l’entôlage ! rugit Willy.
— Ça marche encore, cette blague ?
— Un peu, mon neveu ! Surtout quand c’est Gina ! Elle ferait rentrer un express dans un trou de souris, rien qu’en marchant devant… (Il baissa le ton.) Question ferraille, votre gonze, c’est un H. et K, calibre neuf… La frangine est sûre.
Je rendis le portefeuille.
— Plus qu’à le remettre en place, Willy…
— C’est comme si c’était fait, Chef.
— Prospérité, Willy…
J’entendis la jeep s’en aller. Je restai un moment au soleil, à écouter les alouettes dans le ciel brasillant, le fredonnement des abeilles autour d’un sorbier, le crissement des sauterelles. La chaleur me soûla, conjuguée au manque de sommeil et à la tension nerveuse. Je repris la moto avec des taches devant les yeux, remis le casque. Je fis un court périple compliqué avant de retourner en ville. Et depuis une cabine, j’appelai Tokyo, le flic des R.G. Je lui laissai le numéro et il me rappela quelques minutes plus tard. D’une autre cabine. Je lui communiquai le pédigrée du sieur Chaumette, il me promit de taper les fichiers. Je lui passai le numéro de la CX.
À charge de revanche…
Je rendis la moto et tout le saint-frusquin. Ça me coûta une station à l’annexe. En rentrant, Tellier me confia un peu de boulot, que n’importe quel stagiaire aurait pu expédier : je me rendis tour à tour à la piscine municipale, à la Préfecture et sur la ZUP, éclusai sans sourciller quelques verres, écoutai des boniments carabinés, à peu près la même chose que lorsque je faisais le tour des compteurs à l’Usine, on me parla du dingue au couteau, bien entendu, du temps, comme de juste, ah, j’avais la belle vie, à vadrouiller les trois quarts de la journée, pas ? de la dureté des temps. Des Arabes et des Portugais. Des futures présidentielles. De la cohabitation. De qui avec qui ? ou contre qui ? Un peu de strontium. De toutes les petites traces des peurs et des espoirs, des angoisses du jour ou de la semaine, des trois-quarts d’aveux, des demi-silences des gens encalminés, des petits riens qui faisaient la frange vibratile et inquiète des vivants.
On ne parvint pas à me flanquer le cafard — je l’avais déjà.
J’emmenai Dizzie Mae jusqu’à la bretelle de l’autoroute. Ça ne tenait qu’à moi de la prendre. Les voitures filaient vers le Sud en traînant toute une gamme de chagrins, du halètement obstiné au feulement rauque et assoupi, des camions aussi… Les premières caravanes… Je fumai deux cigarettes en rêvassant. Ah, dégager ! Avec trente briques, j’avais de quoi voir venir. J’avais connu pire, non ? Oui, mais à l’époque j’étais seul. Et alors, où était le point de côté ? Peut-être qu’en lui expliquant, petit à petit… Lui expliquer quoi ? La cavale, c’est bien dans un quatre-vingt dix minutes, mais dans la vie de tous les jours… Il fallait un fade de trois ou quatre unités, lourdes. Des accointances, un minimum d’improvisation, des nerfs à toute épreuve ou une solide dose d’inconscience. Du métier. Pas évident, de jouer la fille de l’air… Surtout en duo.
Je remis le contact, fis demi-tour avant le péage.
La première balle chevrota quelque part à gauche. La deuxième fit exploser mon pare-brise et la glace de custode. Il n’y en eut pas de troisième, ou alors je ne la remarquai pas, occupé à mouliner avec le volant dans la poussière du bas-côté. J’empêchai Dizzie Mae de sauter la glissière de sécurité. Je repris la route en crabe, sous le nez d’un gros-cube, l’arrosai de graviers, contrôlai plutôt bien une courte glissade et beaucoup moins le tremblement qui me monta dans la jambe droite, me débattis comme un beau diable et parvins à n’emplafonner personne dans un concert de pneus martyrisés et de klaxons, à stabiliser ma trajectoire et mon allure, du sable sous les paupières, les coudes en tas, le compte-tours dans le rouge ; l’air grondait dans l’habitacle et le moteur aussi. Je levai le pied derrière un bus de la ville, m’offris un début de travers qui captiva les passagers et m’arrêtai à la première station-service.