Je descendis sans couper le contact, m’adossai à la caisse les jambes écartées et pris quelques profondes inspirations. Un gnome en combinaison jaune et rouge crasseuse se matérialisa à hauteur de mes yeux alors que j’expirais, les épaules aux genoux. Je me redressai. J’y voyais mal, lui très bien.
— Merde alors, fit-il avec entrain, vous avez fait ça avec un ouvre-boîte ?
— Quoi ça ?
— Le capot !
— Non, avec les dents.
Je les lui montrai. Il se palpa le nez. Je fis quelques pas à titre expérimental. Tout paraissait gazer. J’appuyai les deux poings sur l’aile gauche, à bras tendus. Le gnome palpe la déchirure dans la tôle. Une balafre de vingt centimètres au bas mot, qui trahissait un angle de tir inédit. Les lèvres de la plaie brillaient sans retenue, bien dans l’axe de la course. Le gnome me conduisit au téléphone, dans la boutique, où j’appelai Fabre. Lorsque je raccrochai, il me mit un coca dans la main. À travers les vitres, Dizzie Mae avait l’air triste du cheval qui a refusé l’obstacle. Je sortis couper le contact, le gnome sur les talons. À ma modeste mesure, j’avais apporté un peu d’imprévu dans sa vie et c’était sa façon de m’en savoir gré, de marcher dans mes pas en attendant la pluie. Je bus le coca, allumai une Camel. Quelqu’un vint faire le plein, et repartit. Un petit Jodel traversa le ciel. Et Fabre arriva au volant d’une 505 crème.
Le gnome nous procura un tournevis, je soulevai le capot et débridai l’abcès dans le garnissage. Le projectile avait champignonné à l’impact et je l’extirpai avec délicatesse.
— 5,56 Nato, diagnostiqua Fabre. (Il expédia le gnome.) Si on mettait les choses à plat, Cavallier ? Hein ? Par exemple au Commissariat Central ? Vous avez eu le cul bordé de nouille. À quelques centimètres près, vous y aviez droit. (Il me prit la balle. Comment l’en empêcher ?) Vous vous sentez en état, ou vous souhaitez qu’on vienne vous chercher en calèche ?
— Ça va aller…
— On ne dirait pas. (Il sortit une pochette de scellés, y fit glisser la balle.) La bouteille, vous faites collection ?
— Non…
Je la déposai sur la première pompe venue. Il y avait du sécurit partout dans l’habitacle. Fabre attendit pour démarrer que j’aie un peu déblayé et mis le contact. Je le vis trafiquer dans sa radio de bord. Il me suivit comme si on avait arrimé la 505 à Dizzie Mae avec une barre de remorquage.
L’après-midi se termina dans son bureau. Dizzie Mae avait été descendue au sous-sol, et examinée par l’identité Judiciaire. Fabre m’emmena sur les lieux et nous examinâmes les postes de tir possibles, sans rien trouver de convaincant. Le flic me manipulait un peu comme une denrée périssable, oh combien ! La nuit n’allait plus tarder à monter. On voyait des gens s’activer dans les jardins ouvriers. Des motoculteurs pétaradaient au loin.
— Bon, résuma Fabre en escaladant le remblai à mes côtés, on vous a tiré dessus avec une arme de guerre. Bon. Normalement, l’une des balles aurait dû vous toucher à peu de chose près dans la région du plexus… On aura sous-estimé la résistance de votre cargo, ou la dérive, ou je ne sais quoi. Dispersion médiocre. Vous n’avez rien remarqué avant…
— Rien du tout.
— Oui, c’est souvent le cas… Une forme d’autocensure automatique. Vous rouliez à quoi ? Quatre-vingt dix ? Cent ?
— Dans ces eaux-là… Quatre mille tours.
— Bon. Un ou deux tireurs ?
— Un seul… À deux, ils m’auraient cloué au siège.
— Et vous étiez resté vingt minutes arrêté à rien glander…
— Bon Dieu, oui.
— Et rien !
— Rien du tout… (Je me passai la main sur la figure : je n’étais même pas foutu de me faire tirer dessus normalement.) Je sais que ça n’a pas de sens…
— Au contraire, soupira Fabre. Vous vous rappelez, l’impact sur le capot ? À peu de chose près dans l’axe du déplacement. Vous veniez de redresser, vous rouliez en ligne droite… (J’acquiesçai par force.) Trois balles ou plus, une courte rafale… Tirées depuis un autre mobile, un autre véhicule, en face, juste avant de vous croiser… (Je me sentis abasourdi.) Plus qu’à prendre l’autoroute et ni vu, ni connu.
— Fabre, nom de Zeus, pourquoi tant de simagrées ?
— Il y a des sportifs partout. Des esthètes, si vous préférez !
— Ridicule !
— Oui, jubila Fabre, lorsqu’on ne dispose pas des avis d’infraction. Non, lorsque le mode opératoire a déjà été décrit ailleurs, le même cas de figure… La même munition… (Il me tapota l’avant-bras avec le dos de la main.) Vous vivez comme une betterave, c’est entendu, mais vous avez failli caner comme une grosse légume ! Toujours rien à déclarer ?
— Rien qui puisse endimancher vos vieux jours.
Je m’apprêtais à redescendre. Il m’empoigna le coude.
— Ne prenez pas cette histoire à la légère, Cav’. Vous marchez sur des œufs. J’ai la bonté, la faiblesse, ou l’indigence de penser que vous n’y êtes pas pour grand’ chose. Je suis même prêt à croire votre innocence. Vous avez été durement sonné par la vie, mais vous ne me faites pas l’effet d’un arcan. Vous aviez la réputation d’un fumier, pas d’un ripoux. Admettons au maximum que vous vous soyez un peu… égaré. Rien de tragique.
— Fabre, Fabre…
— Non, mon vieux…
— Arrêtez, vous allez me faire chialer. Et mon veston ne vous a rien fait, enfin…
— Réveillez-vous, bordel… (Il me secoua. J’avais horreur qu’on me glapisse dans les oreilles.) La prochaine fois, vous n’y couperez pas ! Qu’est-ce qui se passe, nom de Dieu ? D’abord Sauvage, puis vous, encore que Sauvage… (Il eut un rire qui évoquait un retour de flamme.) Indépendamment du fait que c’est un flic… Hein ? Mettons à plat… (Il me lâcha la manche.) De bouche de druide à oreille de druide… Rien d’officiel. Pas une ligne, pas un mot en marge de l’enquête. Alors ?
— Alors, nib. (J’allumai une cigarette. Un peu de vent frais me baigna le front. Un peu de la tendresse du calme crépuscule.) Je ne suis plus dans le coup… (Je fis quelques pas sur le remblai.) C’est dur à croire ? Tant pis. Et ne me ressortez pas vos histoires de chiens et de chats… J’ai raccroché les gants en quittant l’Usine…
— Et vous regrettez ?
— Oui, Monsieur le Commissaire, je regrette. Chaque jour que Dieu fait. Oui… (Nous nous observâmes. Je bougeai les épaules.) Seulement à force, on finit par découvrir sur soi des choses qu’il ne faudrait pas… La face cachée de la lune que chacun porte quelque part, bien tapie, oui… Chaque homme a sa limite, sa zone de fracture… Un jour, peut-être, vous atteindrez la vôtre… Des fois, on s’en rend compte qu’après… Bien après, quand il est trop tard. Et alors vous vous rendrez compte qu’il a toujours été trop tard…
Je me rendis compte en tous cas que je lui en avais trop dit. Quelque chose avait paru l’ébranler, car il sortit une cigarette, l’alluma et reporta les yeux très loin, là où le soleil venait de s’enfuir. Deux nigauds sur un tas de terre. Ressassant des conneries vieilles comme le monde. Deux êtres humains, quoi. Chacun pour soi, la mort pour tous.