— Ça va comme ça, lui dis-je. Ne prenez pas ça tellement à cœur, ça n’est que moi qui a failli se faire découdre ! Et qui vous dit que je n’ai pas plusieurs vies ? Après tout ? Je suis déjà mort deux fois… Et si on allait prendre un glass, quelque part ?
Je sonnai chez Anita passé vingt-trois heures. Elle m’ouvrit la porte d’en bas et je montai en essayant de me composer une mine potable. Elle m’attendait à la porte de l’ascenseur et faillit me reflanquer au fond de la cabine. Ensuite, elle se comporta comme si elle essayait de m’étouffer entre ses bras, tout en essayant un nouveau pas de rumba. Après quoi, elle m’attira avec les ongles dans sa tanière et je crus qu’elle allait me dévorer la figure. Je capturai son visage dans mes mains. Elle avait les yeux rouges, les paupières gonflées.
— Chérie, murmurai-je doucement, il ne faut pas te mettre dans des états pareils… (Je la pilotai jusqu’au divan. Elle avait mis deux couverts sur sa table de bistrot, deux sets en raphia.) Allons, Chérie…
Je la fis asseoir et elle commença par pleurer tout son saoul. Puis je m’accroupis à ses pieds et posai la tête sur ses genoux, lui pris la main et la mis sur mon front.
— Je ne veux pas que tu pleures, trésor. Pas à cause de moi…
J’essuyai une larme sur son menton.
— D’abord, tu n’es pas belle, après…
— Jacques, je sentais… (Elle émit le ploup sec d’un brûleur qui s’éteint, renversa la tête, un autre petit ploup.) J’avais peur tout le temps… J’étais sûre…
Je me relevai, la pris dans mes bras. Elle commença par esquiver mes lèvres en remuant la tête en tous sens, mais elle n’était pas de taille. Elle ouvrit les doigts, puis je sentis ses ongles me labourer les flancs. Je lui caressai la poitrine à travers le nylon, sa gorge se gonfla comme celle d’un pigeon-paon. Elle se rappela vaguement la pizza qu’elle avait mise à décongeler. Elle eut encore quelques frissons secs. Je la tins contre moi. Elle m’apprit qu’elle ne voulait pas me perdre. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire, pour ça ? Pas me perdre… Est-ce que je la croyais, au moins ? Qu’est-ce qu’il fallait ? Je lui dis à l’oreille.
— Maintenant ?
— Pourquoi pas ?
— Jacques, ne me laisse pas. Je crois que je deviendrais dingue !
— Pas de danger, honey !
— Tout ce que tu veux, mais ne me laisse pas ! Tu promets ? (Elle me secoua, avec une espèce de rage subite.) Promets…
— Je ne te laisserai pas. Aussi longtemps que je vivrai…
— Promis ?
— Juré. Et même après…
Je la laissai retirer sa nuisette. Elle m’adressa un froid sourire en coulisses, remua les doigts de pieds. J’éteignis les lumières. Elle m’aida à retirer mes vêtements. Nous passâmes beaucoup de temps à seulement nous frôler, dans la flaque laiteuse que répandait la lune, nous frôler comme si c’était encore la première fois. Ou elle l’avait prise avant, ou il me sembla qu’elle oubliait quelque chose. Je me relevai alors que le disque de zinc stationnait au milieu du ciel immense et tranquille. Des taches d’ombre dure cernaient les voitures, sur le parking en bas. Les réverbères de la ville étaient éteints. Anita m’appela à mi-voix, alors que j’achevais d’enfiler mon pantalon.
— Jacques, où vas-tu ?
— Nulle part, dors…
Elle s’assit dans le lit. Je ne voyais pas bien ses yeux, mais c’était inutile. Je retournai à la fenêtre. Puis je la sentis contre moi. Elle ne tremblait pas. Elle me passa les bras autour de la taille.
— Ne descends pas, Jacques… Ils étaient là avant que je rentre.
— Qui, ils ?
— Deux hommes dans une R 5 Turbo.
— Ils ne sont plus qu’un. Pas d’autre issue ?
Elle fit non. D’accord, d’accord : un hasard.
Après tout, c’étaient peut-être deux quidams fatigués de gauler les fraises. Deux flics ? Pourquoi pas au fond ? Elle les avait remarqués, pas moi. Je me retournai, défis ma ceinture. Elle s’assit en tailleur à sa place, alluma une cigarette que je refusai et la fuma. Je me sentais mou, mou, mou. Je lui pris la main à tâtons. Je lui parlai de la mer, des bateaux que j’avais convoyés pour gagner ma croûte, et aussi persuadé qu’en mettant des miles et des miles entre hier et moi, tour finirait par se tasser. Une fois jusqu’à Athènes, une autre fois à Miami. Des semaines de mer…
— C’est comment, Miami ?
— Des douaniers et des garde-côtes, comme partout.
— Tu as laissé tomber ?
— Le mal du pays, mon ange !
— Qu’est-ce que tu n’as pas fait ? soupira-t-elle.
— Beaucoup de choses !
— On a vraiment essayé de te tuer ?
— On le dirait bien.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas…
— Si tu le savais, tu me le dirais ?
— Je ne le crois pas…
Je me relevai, cherchai mon portefeuille. J’y voyais assez pour sortir une photo, mais je dus allumer la lampe de chevet pour la lui montrer. Les couleurs avaient viré à l’orange, mais on distinguait bien la silhouette du monstre. Vingt mètres, tout acier, six cabines et deux Volvos de 250 chevaux. L’électronique embarquée m’avait coûté les yeux de la tête. Elle me rendit la photo, me fixa longuement.
— C’est à toi ?
— Pour simplifier, admettons : oui. (Je rangeai la photo, remis le portefeuille à sa place et la veste par terre, puis j’éteignis.) Un cadeau, si tu veux. Un témoignage de reconnaissance…
— Alors, la Crète, c’était pas du flan ?
— Bon Dieu, non ! En un rien de temps, tu serais noire partout, avec la réverbération, encore que le smoking soit de rigueur pour le dîner. (Je me tus, trouvai sa hanche glacée.) Mon ange, j’en ai ma claque. J’ai roulé ma bosse un peu partout — là où ça châblait… Maintenant, j’aspire au repos. Est-ce que tu partirais avec moi ?
— Tout de suite, si tu veux. Le smoking, c’est vraiment indispensable ?
— Non.
— Tu as peur ?
— Oui. J’ai peur. Je ne sais pas d’où vient le coup… Qui tire les ficelles… C’est trop gros pour moi… Trop fatigant… Trop compliqué ! (Je me recroquevillai, posai le front contre son ventre.) Et puis, moi non plus je n’ai pas envie de te perdre. J’ai mis trop longtemps à te trouver, petite sœur. On s’emboîte trop bien. Et puis la baston… (Je me terrai.) Merde, c’est plus de mon âge ! Deux ans que je t’aime sans rien dire…
— Menteur…
— Le Crétois dit : « Tous les Crétois sont des menteurs ! », donc…
— … Rien du tout ! On s’en va. Tous les deux. J’ai mis un peu d’argent de côté…
— Et avant d’atteindre la côte, j’ai un mandat de justice au cul. Au mieux… (Son ventre faisait un tas de bruits intéressants et son cœur cognait comme une grosse pompe à fond de cale.) Non, Anita : pas de poudre d’escampette. On partira la tête haute, ou pas du tout. J’ai toujours eu un tempérament légaliste. Tu devrais dormir un peu, il va falloir se lever, tout à l’heure…
— Papy nous donne la journée, Jacques.
— Nous ?
— Je l’ai tarabusté une minute. Sabine est d’accord pour me remplacer. Tu ne le sais pas encore, mais tu es devenu une vraie vedette, au journal. Il y a même un chacal, comme tu dis, qui veut t’interviewer ! Tu penses, c’est pas tous les jours qu’un journaliste se fait tirer dessus !
— Et merde…
— Tokyo, ça te dit quelque chose ?
— Oui : capitale du Japon… Onze millions d’habitants, à peu près. Ou alors flic aux R.G. Ceinture noire de karaté, parachutiste sportif. Amoureux (platonique) de Dizzie Mae…