Après son départ, j’appelai Willy pour qu’il lève son dispositif à la con et renvoie Rambo et l’Élégant à leurs occupations habituelles. On me fit savoir que Willy avait quitté la ville. Il ne restait qu’un crampon dans la Turbo, le schizophrène stabilisé. Comme nous en étions convenus avec Fabre, j’appelai Bernard pour qu’il récupère ma voiture sur le parking de l’Usine. Il me rappela peu après, pour me dire que c’était fait, mais qu’il n’avait pas pu éviter de se faire mitrailler par un de mes collègues. Est-ce qu’il n’aurait pas mieux fait de lui passer dessus ?
Fichtre non !
Pour la question tôlerie-peinture, je n’avais pas de souci à me faire. Pour le pare-brise et la glace droite, il avait appelé le concessionnaire Ford. Ça prendrait un certain temps s’il fallait les commander aux États. Ou alors chez un spécialiste ? Je le laissai en lui exprimant ma confiance. J’appelai Tellier qui m’adjura de prendre un peu de repos et de m’occuper de la petite. Nous en avons besoin tous les deux. Etc… Et pourquoi pas des vacances ? Des vacances avec une « cible de tir de précision peinte entre les omoplates » ? Je raccrochai. Anita dormait, un pied et une main hors du lit, l’autre main sur la poitrine. Je ne voyais pas la moindre raison exaltante de la réveiller. Il fut dix heures, puis onze. J’allais me trouver à court de cigarettes. Peut-être l’Élégant consentirait-il à aller m’en chercher une cartouche au tabac du coin ? Ou si ça sortait de ses attributions actuelles ?
Je perquisitionnai la bibliothèque, y retrouvai le Faucon Maltais que je lui avais prêté, une enquête du Détective Sans Nom cher à Pronzini, presque tout Chandler en Poche Noire, je lui avais passé tout ça ? Il y avait aussi la collection complète de Lagarde & Michard, une vingtaine de vieux Échos des Savanes, Première, quelques Union aux thèmes périlleux et escarpés, un petit album de photos (papa, maman, le chien de papa, celui de maman, la flopée de sœurs se résumait à trois variations sur le même standard, mais Anita était sans conteste la plus lyrique et la plus enlevée, la façade de la maison était en meulière, la pelouse tranquille et la piscine en forme de haricots), un gros dictionnaire Harrap’s essoufflé entre les pages duquel on avait glissé un vilain instantané pris un soir de pot au journal. J’avais dessus un sourire gloussant et une tronche en coin de rue. Quelqu’un me versait quelque chose dans le verre et mes cheveux s’ébouriffaient sur le côté du crâne. Rien du Prince Charmant. Et pas étonnant qu’on me crédite de toutes les vilenies possibles et imaginables.
Je remis tout en place.
Il fallait faire quelque chose, mais par où commencer ?
Aller voir Hammer ? Parler aux flics ? Trente briques d’un côté, de la pentrite de l’autre. On n’arrose pas un type d’une main pour le torpiller de l’autre. J’aurais mieux fait de dormir. Je n’aboutissais à rien. Je me remémorai quelques fabuleuses parties d’échecs, des variantes insoutenables. Je finis par m’engourdir la moitié du crâne. J’avais très faim. Elle avait fait des courses, le frigo était plein. La pizza avait fini de décongeler. Je la balançai au vide-ordures, m’envoyai quelques tartines de houblon avec un petit verre ou deux de Dimple Scotch.
À une heure trente, Rambo avait remplacé l’Élégant dans la Renault.
J’étais presque aussi gonflé que leur Turbo.
Je n’avais pas bougé d’un millimètre.
Puis Anita ouvrit les deux yeux, parcourut le vaste monde autour d’elle d’un air éberlué et se leva. Elle commença par prendre un bain bouillant avec de la mousse tout en écoutant la petite radio sur le tabouret, ce qui nous apprit que le saucissonneur avait inscrit une nouvelle victime à son palmarès, et le bonimenteur de service y alla de son clabaudage psycho-analytico-transcendantal sur le ton c’est bon ça, coco, ça fait vendre. Ce qui laissait entendre qu’il n’avait jamais mis un pied de sa vie à l’institut Médico-légal. Ou alors, il y avait du fading. Bon, Fabre allait avoir du boulot — et tendance à me lâcher un peu les basques.
Je fus invité à frotter un dos bien cambré, convenablement incliné.
Puis nous déjeunâmes de tournedos, de pommes dauphines et de cresson. Je fis la vaisselle, la laissai égoutter sur la paillasse. Anita me tendit une page d’éphéméride.
— Tokyo.
J’appelai. Je dus patienter un bon moment, puis il vint en ligne. Le temps avait considérablement fraîchi à l’Usine. Tokyo avait dû se faire remonter les bretelles. Il me demanda où nous pouvions nous rencontrer. J’interrogeai Anita du regard et elle haussa les épaules. Je lui donnai l’adresse et il me dit qu’il arrivait. Il arriva aussi vite que s’il était tapi dans l’appartement d’en face. Un 357 Mag lui bosselait la hanche. Il s’empara d’une chaise qu’il retourna et s’assit à califourchon, le menton sur les avant-bras. Il accepta un café, refusa un coup de raide. Son indifférence à l’égard d’Anita me fit soupçonner le pire.
— Rien sur votre lascar, Cavallier. Tout est bon — et bidon. L’adresse correspond à un immeuble de bureau, les faffs sont réguliers mais zéro à l’État-Civil… Attendez : le numéro de voiture n’est pas attribué, mais pas faux non plus. L’employeur n’a qu’une existence fictive… Le numéro de téléphone tombe sur un répondeur.
— C’est tout ?
— Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
— Je ne sais pas…
— Je n’aime pas me faire bordurer, Cavallier.
— Personne n’aime ça.
— Pourquoi est-ce que vous n’avez pas fait faire le sondage par votre ami le Chef de la Sûreté ?
— Main droite, main gauche, Tokyo… Déballez ce que vous avez sur le cœur : je n’ai pas voulu vous bordurer. Qu’est-ce qui se passe ?
Il prit une profonde inspiration en fixant la tasse entre ses doigts, me regarda avec une espèce d’écœurement compatissant et se décida, sans joie dans les yeux :
— Il se passe que votre type est un zombie. Un vrai zombie !
À ce point, j’entrevis qu’il me serait difficile de courir assez loin. Tokyo opina en silence, tout en vidant sa tasse. Et la colère me prit, bien vaine, il faut en convenir, bien adventice, au fond. La colère du rombier qui se réveille au milieu d’un champ de tir, en plein réglage d’artillerie. Coefficient de survie, voisin de zéro. Possibilités d’évolution : nulles. Capacité de risposte… Inutile d’y songer. J’étais pris en ciseaux, et de belle manière, encore. Tokyo prit congé en traînant les pieds, dans l’entrée, il me suggéra de marcher à l’ombre. Un comique. Il partit le dos tourné. Je m’appuyai au panneau de la porte, fis quelques exercices respiratoires. Décrocher tout de suite ? Sauter dans le premier train, ensuite changer, voiture de location changer, autocar, l’avion… J’en tremblais sur place, de hâte et d’énervement. La cavale… J’eus l’impression qu’un rail venait de me percuter le front. Fabre avait fait passer Dizzie Mae au peigne fin. J’avais tout laissé dans le vide-poche, le livret, les relevés de compte, les bons… Il n’avait rien dû manquer… Qu’est-ce qu’il y avait d’autre ? Rien. Je croisai les bras sur l’estomac, penchai le buste comme si on venait de me shooter un penalty sous la ceinture.
Anita me toucha l’épaule.
— Jacques, tu n’es pas bien ?
— Pas très, non…
— Qu’est-ce que c’est qu’un Zombie ?
— Un type qui n’est pas ce qu’il fait croire qu’il est.
— Viens t’étendre une seconde.
— Je n’ai pas besoin de m’étendre !
— Oh, si, soupira-t-elle. Tu as l’air d’une serpillière…
Je me laissai faire. Elle s’étendit près de moi, plaça sa jambe fléchie en travers de mon bassin, le front dans mon épaule, un bras autour de mon torse. Elle m’écouta sans mot dire, pendant pas loin d’une heure. J’étais vraiment une serpillière. Je m’égouttai, m’essorai… Et lorsque je me tus, elle resta blottie contre moi, silencieuse, un peu triste ? Alors j’appelai Fabre, mais son secrétariat m’apprit qu’il était sorti en enquête. S’il y avait un message ? Non, pas de message. Je raccrochai sans voir, du bout des doigts.