— L’Embrouille, Clara. Vous me remettez ?
— Très bien. Mon Dieu, ça fait la moitié de l’éternité !
— Je vous réveille ?
— Pensez-donc. Toujours au diable vauvert ?
— Plus ou moins… Comment faire pour rencontrer le Duke ?
— Facile, L’Embrouille ! Il suffit de prendre rendez-vous.
— C’est pour ça que je vous appelle…
— Correct. Vous restez en ligne ?
Je restai en ligne. Elle me mit une musique grinçante, du côté d’Ornette Coleman, quelque chose comme un reportage sur la mise au point des fraises de dentiste. Pour moi, la musique s’arrêtait à l’Oiseau, mais même un heavy métal n’y aurait rien changé. Elle était en train d’appeler sur la ligne protégée. J’avais été en bons termes avec le Duke. Sa communication de la veille n’avait en rien modifié la situation — il s’était cru obligé de faire pression. Même les plus grands commettent une fois ou l’autre ce genre d’erreur. Elle reprit la ligne :
— Quinze heures, au bureau… Ça vous va ?
— Juste, mais ça va… Comment se porte le Duke ?
— Plutôt bien. Vous avez l’intention de l’agacer ?
— Jamais de la vie, Clara. Je vous embrasse et merci…
— Merci ? Mais de quoi ? C’est tout naturel ! Quinze heures, O.K. ?
— O.K.
Je raccrochai, choisis une tenue un peu moins minable que d’habitude, et qui me permettait de porter le 45 à la ceinture sans rameuter la troupe. Je vérifiai que le Colt était approvisionné. Il l’était. Je fis jouer la pédale de sûreté dans la paume sans actionner la culasse. Je ne pensais pas m’être rouillé. Mais sait-on jamais ? J’appelai Willy.
— Laquelle de tes deux terreurs conduit le mieux ?
— L’Élégant, chef.
— Débarque l’autre et expédie-le moi.
— Aperçu !
— Le temps de reprendre un café, j’entendis la Turbo manœuvrer pour se ranger à cul devant la terrasse, une portière se refermer de façon étouffée. L’Élégant portait un complet gris. Il se lissa les cheveux sur les tempes, rectifia l’angle de sa mince cravate en cuir ardoise. Je le fis entrer et il passa de côté. Pas plus de vingt-cinq ans, des yeux pâles et fixes de camé — mais il ne se camait pas. Des épaules larges et droites. Il portait des gants de cuir ajouré.
— Café, l’Élégant ?
— Si vous voulez, M’sieur Cavallier.
Sa voix évoquait un vol de feuilles sèches sous un vent d’orage. Je lui fis signe de s’asseoir, mais il déclina l’invite d’un geste de la tête et resta debout, ses longs bras le long du corps et le visage dolent. Très beau, d’ailleurs, dans le type classique. Un physique à tomber tout ce qu’il voulait — mais il ne voulait pas. Ni mâle, ni femelle. Il prit la tasse que je lui tendais.
— Merci, M’sieur Cavallier.
— Paris, Toto, ça te va ?
— Oui, M’sieur Cavallier.
— Sucre, crème ? Lait ?
— Non, merci, M’sieur Cavallier…
Je le scrutai quelques secondes. Difficile d’y voir dans ses yeux. Il avait le visage hâlé, paisible. Il but à petites gorgées sans bouger le regard, et je me lassai de jouer les charmeurs de serpents. Je montai réveiller Anita, la mis au courant de mon départ. Elle ouvrit la bouche, mais ne dit rien. Je lui laissai la Lancia, lui conseillai de pointer au journal. Pour tout le monde, j’étais dans la nature. Elle hocha deux fois la tête, se leva. Elle faisait grise mine.
— Quel genre d’homme es-tu ? fit-elle en enfilant une de mes chemises.
— Quelle importance ?
— Immense. (Elle roula les manches au-dessus du coude.) Jacques, tu feras attention ?
— Quelle blague !
— Jacques, je t’en prie…
— Bon Dieu, à croire que je monte en ligne…
— C’est un peu ça, non ?
Elle avait de très beaux yeux, mais leur expression avait ce matin-là quelque chose de pénible et de contraint. Elle se prit les coudes dans les paumes, réfléchit. Je l’attirai contre moi. Ses cheveux sentaient la paille chaude, mais elle avait le dos droit et les muscles contractés. Je me bornai à lui effleurer les lèvres et les choses en restèrent là.
Je passai vingt minutes au cadastre, à l’ouverture des bureaux, puis je repartis avec les photocopies que l’employée avait refusé que je paie. J’en serais pour un verre, un jour ou l’autre, ou deux exonérés pour le prochain spectacle à la Salle Polyvalente. Dans la Turbo, je vérifiai le Smith 9 mm de Bernard. Bien belle arme, au fait. La ville disparut derrière nous. L’Élégant conduisait avec la sobre patine du pro.
— Si quelqu’un nous colle au train, arrange-toi pour le saquer.
— Il n’y a personne, M’sieur Cavallier.
— L’Élégant, tu pourrais pas changer de disque ?
— Comme vous voulez, M’sieur Cavallier.
— Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
— Disc Jockey, M’sieur…
— On a quatre cents bornes aller, et autant au retour, D.J. Laisse tomber le protocole. (Je lui montrai le Smith.) Tu t’es déjà servi de ce genre d’outil ? (Il fit un geste.) Bon d’accord… (Je le lui donnai et il le glissa devant son siège — un bon point.) Mais pas d’emballement, capito ?
Il remua le front. L’indicateur de vitesse indiquait quelque chose très au dessus de la limitation. Il avait un beau visage calme, mais c’était le genre à vieillir en deux jours, ou quelques minutes, voilà ce qui n’allait pas. Je me carrai dans le baquet, vérifiai le harnais de sécurité et me plongeai dans l’examen des photocopies. Les documents du cadastre remontaient à la fin des années cinquante, bien avant que le domaine soit racheté par une société parisienne. Sa superficie totale était de onze hectares et demi, je laissai tomber les poussières. Le plan avait une minutie de carte d’état-major. On y relevait sans difficulté le tracé de la piste. Je fumai une cigarette. L’Élégant avait ses deux mains gantées en haut du volant, les coudes pliés, les avant-bras souples. Il refusa mon paquet de Camel. Le type à boire du lait, ou des Vittel-menthe. Un cadeau. Je rangeai les photocopies dans une poche et parvins à m’assoupir. J’ordonnai une halte à onze heures et nous prîmes des cafés dans une station-service. L’Élégant s’arrangeait à ne jamais tourner le dos à quiconque, mais de manière aisée et très naturelle, sans rien d’affecté. Il faisait son boulot, et il le faisait bien. Où que ce soit, il avait été à bonne école. Il me tint la porte ouverte en sortant, me couvrit ses collaborateurs, mais c’était bien ce qui faisait la différence, non ? Je me retranchai derrière mes Ray Ban jusqu’à la porte de Charenton, en retournant un tas de choses dans ma tête et en fumant. Puis, en entrant dans la capitale, quelque chose de la vieille excitation me reprit. L’Élégant assurait sans esbroufe. La circulation était juste assez dense pour me laisser du temps. Bon Dieu, qu’est-ce qui m’avait pris de m’enterrer ? L’âge ? Foutre non. La flemme peut-être ? Sous le soleil, les femmes avaient quelque chose de juvénile et de pimpant. Sur l’autre rive, j’aperçus le portail du 36, Quai des Orfèvres, titre d’un solide polar de Steeman et d’un bon film avec Jouvet. Combien de fois l’avais-je passé dans un sens comme dans l’autre ? Et la Ville, autour, n’avait pas cessé de mugir et de se déchirer, de crier et de rire, de respirer et de geindre, de se tordre dans l’orgasme ou la souffrance, pleine d’ennui et de rage, industrieuse et lasse, violente et tendre, la Ville aux millions d’yeux dans le lit de la nuit en vadrouille. Elle avait son odeur de trottoir. Sous la lumière du printemps, on lui aurait, bien sûr, donné le bon dieu sans confession… J’avais trop respiré ses dessous pour croire à son innocence.