Je dépliai une photocopie devant lui. Il ne la saisit pas. Il ne manifesta même pas un intérêt poli. Il resta immobile. Un fourgon manœuvra et s’en fut. Je sortis sans claquer la porte, descendis les escaliers où une femme de ménage s’affairait avec modération, traversai le hall. Un gardien me salua au passage et je lui rendis son salut. Je descendis les marches. En levant la tête, il me sembla qu’une silhouette sombre était postée à la fenêtre de Fabre, mais à cause des stores, pas moyen de savoir au juste. J’avais déjà observé quelques 180°dans ma carrière, mais celui-ci était de taille. Le cocotier en bois du Japon, avec la Ficelle du même métal. Je suivis la ruelle, traversai la place. Je pris un verre dans une brasserie et sortis par derrière, empruntai un couloir et ressortis à l’air libre. J’allumai une cigarette, Fis quelques mètres en me tiraillant le lobe de l’oreille droite. Je m’enhardis à marcher d’un pas plus vif jusqu’à ce que, dans la vitre oblique d’un coiffeur pour dames, j’aperçoive derrière, la face paisible de la Turbo. Je serrai les poings et les mâchoires, pivotai sur les talons. L’Élégant se pencha pour m’ouvrir. Il ne me fit pas de remarque.
Après tout, c’était moi le taulier, s’pas ?
Je ne mangeai pas, je ne bus pas. L’Élégant m’avait laissé sur le perron. Qu’il fût embusqué ou pas quelque part m’était équilatéral. Je n’appelai personne, pas plus Anita que Mondial Assistance. Je ne lus pas, je ne mis pas un film noir dans le magnétoscope. Je n’écoutai pas ce qu’il pouvait y avoir sur le répondeur. Du mastic en guise d’explosif secondaire ! Un mouchard bidon. Je ne répondis pas au téléphone, et d’ailleurs personne ne m’appela. Je fumai presque un paquet de cigarettes et ne réussis qu’à me donner mal au crâne. Et une pendule intérieure se mit à égrener les secondes et les minutes d’un inévitable compte à rebours.
Tout s’était détraqué avec le premier versement à la banque, puis la visite de Madame Ex et celle de Sauvage. Juste avant, je vaquais à des occupations limitées et insipides, avec autant d’opiniâtreté qu’un canard sans tête. Un bon petit, rangé des vélos, un has-been dont les frasques se bornaient à un tapis hebdomadaire où on jouait des haricots et des conquêtes féminines de chef-lieu de canton, avec pour seul agrément la présence opulente de Dizzie Mae. Juste après… Je crois bien qu’une partie du vieux monde m’avait rattrapé. Une vilaine combine à double détente, un plan aux petits oignons, ah, bien vicieux, par exemple, pas du tout une histoire racontée par un idiot, et dont même le Duke n’aurait pas eu l’idée tout seul… Lorsque Chess apparaîtrait, maintenant, dans peu de temps, il ne me surprendrait pas.
Je pris le premier verre de la soirée à sa santé, les dix ou douze suivants à la mienne. Je ne parvins pas à me cuiter. À peu de choses près, je savais ce que Judas avait dû ressentir à un moment ou à un autre. Chess ne jouait dans aucune règle connue ou inconnue, et pourtant je n’arrivais pas à lui en vouloir vraiment. Je me pliai de rire en essayant de m’extirper du divan, je crois bien que j’en pleurai, le sinistre imbécile, comme s’il n’avait pas pu crier au secours, ou maman bobo, comme tout le monde, ce cher con absolu, métaphysicien du bitume, fou de dieu de l’ère du plastique thermoformé et de la culture acrylique, vieille tante chargée de tous les péchés du monde économique, archange de merde de l’opulence médiatique… J’en renversai la bouteille vide en me mettant des claques sur les cuisses. Gagne-petit de la mort au rabais. Mon double déjà bien ratatiné, bien jauni avec des orbites qui lui mangeaient toute la face, et au fond ce regard sagace et poussiéreux, bien sec et terne. Je m’esquintai le poignet et le tranchant de la main à marteler le dessus de cheminée.
Je l’avais traîné, quoi, presque trente ans ?
Pas loin. Est-ce qu’il avait su comme moi, qu’il faudrait bien un jour que je finisse par m’en débarrasser ? Est-ce qu’il avait essayé de prendre les devants en me mouillant de son mieux ? Trente briques, quelle dérision. Et cette rafale pleine face… Sans cesser de me tordre, je déplaçai une pile de livres — l’intégrale d’Alexandre Dumas reliée cuir, en édition numérotée —, époussetai la petite boîte en fer que je rencontrai sous mes doigts, lourde, froide et duveteuse.
Elle contenait le remède à tous ses maux — passés, présents et surtout les pires, ceux qui restaient à venir. Et peut-être bien aussi aux miens !
Vers une heure, je terminai la dernière soudure, vissai le silencieux au bout du canon, braquai l’arme devant moi à bras tendu. Un beau et honnête 45 commémoratif « Bois Belleau » qu’on m’avait offert au cours d’une petite cérémonie privée en RFA, pour me rappeler une fructueuse collaboration. Je le détenais le plus légalement du monde. Je le remis dans sa boîte en fer, la reposai sur l’étagère.
Je mis un peu d’ordre sur le bureau, fumai une cigarette les mains à plat jusqu’à ce que mes doigts se mettent à tambouriner tout seuls sur un tempo médium, proche du Happy Go Lucky Local d’Ellington. J’éteignis tout et m’étendis sur le divan, en espérant que le sommeil veuille bien de moi. Rien à faire. Mes yeux s’accoutumèrent à la pénombre. J’essayai tous les trucs de détente instantanée qu’on m’avait appris. Il m’était arrivé de dormir debout dans un train omnibus. Recroquevillé dans une cache où n’aurait pas tenu un berger allemand. À l’Armée du Salut. Plusieurs fois dans le métro. Rien à faire. Je restai étendu sur le dos, les chevilles croisées, les bras le long du corps.
L’homme se déplaçait lentement, et en silence pour un citadin. Je levai le bras et les aiguilles phosphorescentes m’apprirent qu’il était trois heures. Je ressentis un léger picotement au cuir chevelu. Il passa à la lisière du gravier et je ne l’entendis plus. Je me mis sur pied, agitai les doigts. Inutile de penser à sortir par la façade. La lune s’était levée. Je me déplaçai jusqu’à la porte de derrière. Il pouvait être n’importe où dans l’ombre de la maison, ou tapi dans les bosquets derrière, mais alors pourquoi être passé par devant ? Je sortis. Il faisait frais, très frais même et mes baskets ne tardèrent pas à être trempés. En quelques bonds, je traversai le glacis d’herbe rase, me glissai sous les branches basses d’un jeune sapin. Personne ne m’était tombé dessus. Je tendis l’oreille. Les crapauds amoureux sifflaient en cadence du côté de l’étang. Un oiseau de nuit appela sa compagne et se tut, effrayé par sa propre audace. Je me déplaçai de quelques mètres. Le disque de la lune commençait à être rogné à droite. Sous l’horizon, il y avait une vague lueur diffuse. J’avais les épaules et le visage mouillés.
Il traversa une étroite bande entre deux bosquets — pas moyen de faire autrement. Il tournait le dos à la maison. Vêtu de sombre, il me fut impossible d’estimer sa taille et sa corpulence. À peu de chose près, je savais au moins dans quelle direction il se mouvait. J’étais calme et tranquille, beaucoup plus que je l’avais été ces dernières heures. L’Élégant ou l’autre n’avait pas fait son boulot, mais je ne les en blâmais pas : l’inconnu était sur mon terrain. Dans mon royaume. Courbé en deux, je progressai rapidement, à coup d’automatismes. Je n’avais pas d’arme, excepté les pieds et les mains. Je crus l’avoir perdu, lorsque je l’aperçus qui se dressait à une trentaine de mètres devant moi. Il me tournait toujours le dos. Avec ma Barnett Commando, j’étais sûr de lui mettre un carreau entre les deux épaules, mais elle se trouvait dans un carton et aussi utile qu’un peigne à un pingouin. Aussi bien, je n’avais pas l’intention de tuer. Des hautes herbes me dissimulèrent l’objectif. Lorsqu’il réapparut, j’avais réduit la distance. J’obliquai pour le prendre par la droite. La sueur me coulait du menton et je m’essuyai les paumes sur les jambes du pantalon. Je l’avais au bout des doigts. Il faut des années d’entraînement et peut-être bien aussi quelques dons pour se déplacer comme dans un mauvais rêve. Je lui accordai la moyenne. Un peu plus, peut-être…