— Une drôle d’impasse que vous faites, M. Cavallier ! Imaginez que je m’en ouvre à des tiers… Tout repose sur des hypothèses…
— On veut casser le marché de la dope.
— On ?
— Chaumette, cette foutue cargaison va passer ici, à un moment ou à un autre. On a essayé de me pousser à la faute, en se disant que grillé pour grillé, je marcherais dans la combine. Je n’ai aucune porte de sortie et où que j’aille, ça ne sera jamais assez loin — pas sur cette planète. J’ai examiné les cartes de la région : il y a un boulevard sous la couverture radar. Comment ils amèneront la came, je n’en sais rien, je sais comment elle partira. On en revient toujours au même : on a monté des coups, raflé la monnaie et constitué un trésor de guerre… Pas pour frimer ou flamber à tout va : pour investir un gros paquet, traiter directement avec l’une des familles de la Triade et inonder le marché.
— On… Qui, on ?
— Vos employeurs le savent.
— Admettons. Pas question de deal, vous le savez !
— Votre première faute, Chaumette… Qui parle de deal ?
Il ferma la bouche. Je n’en tirerais plus rien, mais j’étais parvenu à pratiquer une petite fissure dans sa façade. Il avait réagi comme je m’y attendais, en anticipant le coup suivant. Je lui tendis le H. & K. par le canon.
— Reprenez votre bien… Je n’ai plus l’âge à éclabousser les murs et le plafond, et aussi bien, c’est pas mon calibre… Un ami de longue date s’est mis à déconner à pleins tubes — à se prendre pour le Dragon de l’écriture ou quelque chose d’approchant —, il a choisi son Harmagedôn… Ici ! Bordel, tous les conquérants délirent et la majeure partie des prophètes ! Il n’échappe pas à cette règle.
Chaumette frotta le pistolet contre sa chemise. Il cala la crosse dans sa main, releva le canon sans le braquer sur un point particulier. Puis il le rabaissa et s’en tapota la cuisse.
— Admettons, fit-il. Mais alors, quand ?
— C’est une question de jours. Peut-être d’heures.
— Qu’est-ce qui vous rend si sûr de vous ?
— Peut-être le fait de marcher dans sa tête malade. Il avait tout pour gagner, tant qu’il s’en tenait à une aune humaine. Quelle que soit la route qu’on a prise, il ne faut pas en sortir. Jamais ! Pas le plus infime écart de trajectoire. (Mes mains raidies en parallèles figurèrent des rails.) Fou ? Je ne sais pas… Les anciens, comme vous dites, étaient disposés à s’entendre…
— Ils ne le sont plus ?
— Non. (Je laissai retomber les mains.) Il est déjà mort.
— Il serait peut-être temps de vous retirer du circuit, Cavallier… Je veux dire : pour un moment. Jusqu’à ce que les choses se tassent…
Je relevai le front. Il avait beau avoir son flingue, il savait qu’il ne me bougerait pas. Il avait commis la faute de se découvrir. S’il était honnête (et tout portait à le croire) il ferait son rapport et on le retirerait, lui, du circuit. La règle du jeu… Et moi, je resterais dans la toile d’araignée, entre le bois et l’écorce, un pied ici, l’autre… Je me décidai à brûler mes vaisseaux.
— Chaumette, faites savoir à vos employeurs que je suis décidé à jouer franc-jeu avec eux. Vous savez où me joindre. Eux aussi. J’attendrai…
Lorsqu’il partit presque sans bruit, j’étais sûr de ne jamais le revoir. Je me trompais lourdement. Je croyais comprendre. J’avais plaqué mes raisons logiques sur la réalité, grille de décodage qui en valait bien d’autres. Seulement c’était tellement plus con, bête comme chou : à en pleurer à condition de pouvoir. Je pris quelque chose pour dormir. Celui qu’on appelait le Duke et Clara vinrent me rendre visite, puis Sonia à l’époque de sa splendeur et de la mienne, j’escaladai des montagnes, je nageai dans une eau verdâtre et sans fond, bien loin de la surface, sans pour autant me noyer, j’interrogeais des types dans mon bureau, des êtres sans visages, j’étais sur le dos, aux soins intensifs, sanglé et entubé, à regarder les scops la tête renversée dans le rugissement des orgues de Staline, on avait évacué l’hôpital et j’étais seul dans la pièce climatisée, à attendre la pluie de roquettes sans pouvoir bouger…
Je me réveillai à treize heures, pâteux et abattu. Je bus du café froid. Appeler Anita ? Pour quoi faire ? Je pris une douche glacée, enfilai une chemise propre et un complet qui sortait de chez le teinturier. Je n’avais pas de voiture. Je verrouillai la porte et emmenai la clé et je me mis à descendre l’allée. Le soleil voilé m’éblouit. Je cherchai mes Ray Ban et ne les trouvai pas. Je continuai à marcher sans trop sentir mes pieds, ni savoir avec exactitude où j’allais. Nulle part, je ne vis la Turbo. Ils avaient fini par se fatiguer. Tant mieux. Je longeai des champs tachés de boutons d’or. La poussière était grise et fine comme de la farine. Puis les premières villas, qui dataient pour la plupart des années cinquante. Un camion de chantier me dépassa en ferraillant sur ses essieux pourris. La sueur me coulait le long des flancs. Puis l’ancienne cité ouvrière. Je pourrais peut-être attraper un bus de la ville ?
Ce fut une voiture qui m’attrapa : elle roulait plein face à tombeau ouvert, freina en dérapant sur le goudron vitreux et mou où se gondolaient des ondes de chaleur. Une 505 crème. Le conducteur fit demi-tour au frein à main et s’arrêta le long de ma jambe. Fabre sortit de l’arrière-droite et me saisit le coude avec une curieuse sollicitude.
— Le téléphone, jamais ?
Je le regardai, bougeai un peu les épaules. Il me poussa dans la voiture. Manières bien cavalières d’embarquer un citoyen. Il se mordait toujours l’intérieur de la joue gauche, de manière spasmodique. Peut-être était-ce le moyen de manifester sa nervosité, ou avait-il un aphte ? Il ne prit pas le chemin de l’Usine, mais celui du Centre Hospitalier. La fraîcheur des couloirs me fit du bien, pas du tout la vision de ce qui m’attendait lorsqu’un interne rabattit le drap : Chaumette avait le visage paisible, mais on avait remplacé son œil gauche par un trou rougeâtre et terne, à présent.
Fabre me récita la formule d’un ton uni : j’étais placé en position de garde-à-vue, à compter du moment de mon interpellation par ses soins, soit quinze heures vingt. On m’emmena à l’Usine, où on me laissa entre les mains de deux flics que je ne connaissais pas. Ils me bombardèrent de questions auxquelles je répondis au début, de moins en moins au fur et à mesure que le temps passait. On m’épargna les menotte (j’étais entendu à titre de témoin), mais pas la perquisition. Au point où j’en étais… Ils ne trouvèrent rien d’illégal, rien qui puisse servir à un tir de comparaison, rien qui se rapporte à l’enquête en cours. On me ramena au Commissariat. J’eus droit à une belle cage bien propre, après qu’on m’eut retiré le contenu des poches, ma ceinture et mes lacets. Je baluchonnai ma veste et m’en fis un oreiller, puis je me couchai en chien de fusil sur la banquette scellée au mur. Je tombai à l’instant dans un sommeil profond, sans rêve.
Pour ce que j’en avais à secouer, on pouvait aussi bien m’y oublier jusqu’à la consommation des siècles.
Non. On ne m’y oublia pas.
Les flics n’étaient plus deux, mais trois. Le troisième, c’était Mon Vieux Pote Sauvage. Il était astiqué, étrillé, impeccable. Sa bien belle Cartier lui rutilait au poignet. Très flic de haut vol. Ils me triturèrent modérément. Je n’avais rien à déclarer. J’acceptai de signer le procès-verbal d’audition. Il tenait en vingt lignes à tout casser, avec le petit état-civil. Ils avaient peut-être envie de mordre, après tout, mais rien ne transparaissait dans leur attitude. Ils semblaient tous trois accablés par la chaleur de la pièce. Un gardien me ramena en geôle, récupérer mes affaires. Je signai le registre de garde-à-vue.