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Je remontai mon siège et lui fis signe de descendre. Elle obtempéra. Je pris sa place derrière le volant, m’escrimai avec le dossier et mis le contact.

— Monte, Anita…

Elle pivota sur les talons et s’éloigna à grands pas. Il ne me fallut que quelques enjambées pour la rattraper. Elle essaya de se dégager. Je lui rendis ses deux claques avec des intérêts moratoires. Elle releva le menton et se prépara au combat. Dans mon dos, le moteur tournait très bas. Pour un peu, j’allais reprendre goût à la baston. Un peu de lumière provenait des WC. Elle recula d’un demi pas. Trop peu, à vrai dire, un peu trop tard. Je la saisis aux épaules, elle se tortilla avec vigueur, envoya le genou. Je la serrai contre moi. Elle me griffa la nuque.

— Monte, Anita. On s’en va…

Elle se dégonfla d’un coup. Je la conduisis à la voiture, démarrai en trombe. Au bout de quelques kilomètres, elle nous alluma une cigarette chacun. À la première sortie, je quittai l’autoroute et presque aussitôt, je dénichai un hôtel-restaurant tranquille avec un porche et une cour pavée où je rangeai la Lancia. On accepta de nous servir malgré l’heure. Elle me dit où était descendu Chess — un hôtel-restaurant tranquille, sans porche ni cour pavée. Elle ignorait quelle voiture il avait. Je pus joindre Fabre encore à l’Usine et il me dit qu’il allait aviser. Discrètement. Il en était tout à fait capable, et pour Chess, c’était un moindre mal : il aurait droit à un avocat, et la taule, c’était mieux que le sapin, non ?

6

Il y eut de la pluie dans la nuit et au matin l’herbe était trempée et la brume collait aux creux — pour un peu, on se serait crus fin octobre. Une tourterelle gémissait avec une discutable opiniâtreté, juchée tout en haut d’un poteau en ciment. Des hirondelles gazouillaient avec ferveur, et un peu de jubilation, agrippées aux bardeaux. On nous apporta un double petit déjeuner à l’américaine et un aspirateur commença à ronfler dans une autre chambre. En bas, une fourgonnette livra le pain, le girafon relevé. Des bruits de ferraille montaient des cuisines. La Lancia était toujours là où je l’avais laissée.

Anita écarta ses cheveux emmêlés. Nous avions passé une sacrée nuit. Elle me tira la langue. Je me tapotai la face avec un sourire sceptique. Là où j’avais percuté le policier, c’était engourdi, ça ne tiraillait plus beaucoup. Je ne tarderais pas à reprendre figure humaine. Du téléphone dans le petit bar, j’appelai Fabre. Il prit instantanément.

— Vous avez le paquet ?

Je l’entendis soupirer.

— Où êtes-vous, Cavallier ?

Je lui indiquai l’endroit.

— Une petite heure de route, pour vous moins…

— Parce que vous imaginez que je vais mettre le gyrophare et le deux-tons ? Pourquoi pas une charge au clairon, du temps que vous y êtes ?

— Vous l’avez manqué, c’est ça ?

— J’ai touché mes frais du deuxième secteur. Comment est la croque, dans votre gourbi ?

— Eh bien, beaucoup moins dégueulasse qu’on l’imaginerait dans ce genre de baisodrome pour cadres… Vous n’avez quand même pas l’intention de cigler l’addition ?

— On verra. Vous avez pris votre casse-croûte ?

— Si c’est de la gosse que vous parlez, elle est en haut… Ça vous ennuierait de la passer sur votre terminal ?

Il élabora un rire qui évoquait avec pas mal de justesse le bruit que fait une poignée de graviers sur de la tôle ondulée.

— Longtemps que c’est fait. Disons… à midi.

Je saisis une carte à cheval, commençai à lui lire.

Il soupira en raccrochant. Je fis de même et appelai Willy. Quelqu’un avait neutralisé Rambo et l’Élégant dans la Turbo. Les deux, avec un jet d’incapacitante. L’avant-veille dans la nuit. Qui que ce fût, il s’était attiré ma reconnaissance. Je commandai un martini-gin au loufiat de service. Il tomba pile sur le dosage idéal. Je le bus vautré dans un transat sur la terrasse, à l’ombre de tamaris plantureux. Ma montre marquait dix heures trente-quatre. J’entendis pérorer au bar. Elle sortit dans la lumière. Elle portait une robe en piqué blanc, des sandales à lanières et une paire de Vuarnet. Avec son stock de cheveux, elle avait travaillé quelque chose à mi-chemin de la choucroute et du maelstrom, peut-être en hommage aux années cinquante, bien avant même que le patron des bébés se penche sur son plan de vol. Elle s’approcha avec appréhension — ou c’était le soleil qui la gênait. Je lui marquai un transat. Elle s’assit sagement. Je lui enlevai les lunettes.

C’était bien de l’appréhension.

Elle but quelques gorgées de mon verre. Si elle avait dans l’idée de lire dans mes pensées, c’était râpé, frangine.

On nous installa une table, dehors, on déploya le parasol. Fabre rangea sa 505 dans la cour à douze heures deux. Il portait un complet blanc cassé, une chemise noire ouverte et des mocassins noirs. Il retira sa veste et la disposa sur le dossier de manière à dissimuler le revolver dans son étui de ceinture, ainsi que l’étui à menottes et la réserve de cartouches. Je lui conseillai le martini-gin et il opta pour ce que la carte appelait « Chaussettes Blanches » en anglais. Il s’y trempa les lèvres, comme Socrate avait dû le faire avec la ciguë, puis il se détendit un peu.

Beaucoup moins que Socrate, tout de même.

— Ils ont forcé sur la poudre à canon. (Il aplatit les mains sur la nappe.) Mademoiselle fait partie de la charrette ?

— Par force. Vous l’avez manqué.

— Dit comme ça, vous ne rendez compte que d’un aspect de la question. (Il me fixa d’un œil vague.) Bon, notre ami villégiaturait bien à l’endroit indiqué. Nous avons procédé à des relevés d’empreintes… Aucun doute possible. (Il reporta les yeux sur une autre table. Des cadres.) Pour monter la souricière, vous imaginez que j’ai dû en référer au haut de la gamme…

— J’imagine.

— Juste après votre appel. Chess décrochait moins d’une heure plus tard. Vous pouvez l’avoir affranchi. Non ? Je ne le crois pas. Nous l’avons manqué parce qu’il y a eu une fuite quelque part.

— À l’Usine ?

— Mais non, qu’est-ce que vous croyez ? Au tabac du coin !

Il bougea le torse, comme je le faisais quand je portais le même attirail que lui. Anita touillait le contenu de son verre. Les cadres discutaient avec l’âpreté de grands capitaines et il était clair que chacun avait sauvé l’entreprise et plus généralement le pays de la catastrophe pour ainsi dire chaque matin, entre le brunch et le moment de tirer la chasse. On nous apporta les commandes et une bouteille de Gevrey-Chambertin. Fabre se comporta avec vaillance, Anita se tint bien, et moi je me bornai à chipoter.

— Bon, se décida Fabre. Commençons par le commencement. Vous aurez à cœur de boucher les trous au hasard, et si d’aventure quelque chose suintait de cet échange de vues, je me fais fort de vous casser les dents à tous les deux… (J’acquiesçai sans mot dire.) L’opération remonte à huit mois… Eh oui ! Au départ, l’initiative en revient à l’Office Central — et à lui tout seul. Cent livres, c’est déjà bien, alors que les contacts de Hong-Kong ont télexé dix fois la mise… Branle-bas de combat ! Le dispositif maousse. Une demie-tonne de talc, ça fait beaucoup plus de bruit qu’une grenade offensive dans un dîner officiel, même si c’est encore loin de celui que provoque le R.G. Grandes oreilles, filatures, tout le tremblement… Et rien ! Je veux dire : rien où on l’attendait. Les gros investisseurs traditionnels ne sont pas dans la course. Ils ne montent au filet que plus tard, sans doute sur une indiscrétion, calculée ou pas. Passons… Eux trouvent, et par voie de conséquence, nous aussi. Chess. On le met sous cloche. Sept mois, jusqu’au moment où il nous claque entre les doigts… Indiscrétion ? L’Office ne lâche pas le morceau, loin de là ! Les Allemands et les Hollandais, les Italiens sont mis au courant. Riposte commune, etc… L’Office s’adjuge la collaboration de la Direction de la Police Judiciaire. La DST est, elle aussi, avisée… Tout le monde sur le pont. Rien à ajouter ?