— Oui, tenter de… Une vraie villégiature !
— Vous préférez la Maison d’Arrêt ?
Il montra les dents. Je haussai les épaules.
— Votre patron vous accorde la semaine à tous les deux.
— Vous pensez à tout, hein, Fabre !
— Je suis persuadé que vous détenez assez de… masses métalliques pour vous défendre contre une légion d’assaillants…
— Une cohorte, oui…
— Oui. Rien à redire si ce sont vos peaux que vous entendez sauvegarder, mais ne dépassez pas la dose prescrite ! Toujours pas la moindre idée ? Le jour et l’heure, M. Cavallier.
— D’une simplicité biblique !
— Vous me ferez signe, n’est-ce pas ?
— Ouais : en tapant dans les mains.
Il retira ses lunettes, puis il me lança un objet mince, rectangulaire, et je déployai la courte antenne. Une bien belle radio comme j’en avais vu deux ou trois seulement au cours de mes carrières. Malgré son volume réduit, elle envoyait et recevait des messages brouillés.
— Gardez-la sur vous. Vous avez un transfo d’alimentation ?
— Sur la machine à écrire.
— Mettez en charge tous les soirs. (Il remit ses lunettes.) Tâchez de me la restituer intacte. Pas d’indicatif : nous prenons directement.
— Qui, nous ?
— Moi et vous. Ça vous va ?
— Non, mais le moyen de faire autrement ? Et si rien ne se passe ?
— Je serai contraint de réviser mon jugement sur vous. (Je glissai la radio dans ma poche de chemise. Fabre embrassa le décor du regard.) De dix à vingt ans. Vous sortirez pour sucrer les fraises.
Nous commençâmes par aller faire des courses au supermarché. Nous n’avions personne derrière, ou alors des virtuoses. Anita la bouclait, et je ne voyais pas de raisons d’en remettre. Je la sentais tendue comme une chanterelle prête à casser. Je n’étais pas non plus dans une forme exceptionnelle. Nous ne rencontrâmes personne de connaissance. En rentrant, je me mis en survêtement, elle m’imita et nous courûmes une petite heure. La radio me battait le flanc. Peu à peu, je me sentis un peu mieux. Elle tenait bien le coup. Nous longeâmes le mur du parc. Personne ne semblait avoir touché à la grille du bas, alentour je ne relevai aucune trace dans l’herbe. Voilà que je me mettais à jouer aux scouts. En m’approchant, je remarquai une trace de graisse sur une paumelle. Je n’en ressentis qu’une satisfaction mitigée. Nous reprîmes la course et je la sentis lâcher prise, alors je ralentis. Nous trottâmes côte à côte.
— J’ai l’impression de devenir folle, dit-elle. Je n’ai plus de jus.
— Pas le moment de craquer.
— Je suis si fatiguée…
Je m’arrêtai et lui pris la main, nous marchâmes.
— J’en ai ma claque aussi, honey. Seulement, comme nous sommes embringués… (Je secouai la tête plusieurs fois.) Pas moyen de faire autrement. Si nous flanchons, Fabre ne nous manquera pas. Il s’est trop mouillé… Bon Dieu, vivement la quille !
Elle s’arrêta, rejeta les cheveux dans le dos. Elle avait une vilaine figure de vieille, chiffonnée et lasse. Lui remonter le moral ? Aussi facile que regonfler un pneu de camion avec une pompe à vélo. Elle était en train de commencer à apercevoir tout un tas de choses moches. Il faisait clair et chaud, et j’avais froid. Le vol de corneilles émigra dans les peupliers au bord de l’étang. Elles se disputaient quelque chose et leurs cris rauques nous parvenaient étouffés et lointains, mais dépourvus de gaité. Il était temps que j’y mette bon ordre. La flemme de remonter la 22 m’en dissuada. Nous longeâmes la prairie par le sud en soulevant des tourbillons d’insectes, puis tout un vol de petits papillons bleus. J’avais vécu bientôt quatre ans sans jamais m’intéresser à autre chose que mon parcours de cross. Je n’aimais ni les arbres, ni la campagne, et ils me le rendaient bien. Un piège de onze hectares. Impossible de contrôler une pareille étendue.
Comment Fabre & Co interviendraient-ils lorsque le taxi se poserait ? Ils avaient manqué Chess et peut-être avait-il déjà changé son fusil d’épaule. Nous retournâmes sur nos pas. Je fis des grillades et nous mangeâmes sans appétit. Je pris la bande FM dans le living. Un type s’appliquait à chanter comme on griffe un tableau noir avec les ongles, sur des guitares qui jouaient binaire, lourdes et plages, de façon appliquée. Métal lourd. Pourquoi pas ? Pas de détail. C’était aussi désespérant et efficace que des images de guerre. Comment en vouloir à ces mômes, alors qu’ils étaient encore au dessous de la réalité ? Qui songerait à s’en prendre à une aiguille de sismographe ? Anita vint s’asseoir près de moi. Elle avait le ventre glacé. Et la nuit tomba.
Deux jours passèrent. Le soir du second, Fabre vint nous voir. Il ne s’était pas annoncé. Il portait des vêtements de sport, mais sa ceinture s’ornait toujours de son attirail. Il accepta un bourbon à l’eau et nous fîmes quelques pas dehors. Il attaqua d’entrée.
— Rien ?
— Rien pour l’instant… Mais j’ai eu le temps de gamberger… Est-ce que vous avez le moyen de surveiller le Copacabana ?
— Déjà fait, dit-il durement. R A S. Willy garde ses deux sbires sous la main. Ils ne bougent ni poil, ni patte. Ils sont en pleins travaux, à ce qu’il paraît. Peintures, moquettes, jusqu’à la sono… Avec le matos qu’ils ont engrangé, on dirait qu’ils préparent un nouveau Woodstock… Fermé pour cause de grands travaux. Pourquoi pas ? Ce bouge en avait grand besoin.
— Vous le croyez ?
— Pas vous ?
— Non. J’ai commis une lourde erreur. Très lourde. Les deux sbires, comme vous dites, je ne les avais pas commandés. Et Willy ne travaille pas d’initiative. (Je m’arrêtai, il fit de même. Les corneilles s’égosillaient.) On me les a mis sur le dos. À combien se monte la valeur revente d’une demie-tonne d’héro ?
— Quelques milliards.
— Voilà. De quoi acheter beaucoup de bonnes volontés.
— Chess ?
— Oui. Il devait tisser sa toile de longue date. Je n’y vois pas de grosse bévue. Fabre, j’ai sous-estimé l’adversaire. Une jolie toile, bien emberlificotée. Willy dispose d’un tas d’entrepôts, d’une façon ou d’une autre… De quoi camoufler une fourgonnette ou même un camion quelques heures, quelques jours… Il a replié ses pions ? Parfait ! (J’enfonçai les talons dans l’herbe). Dans la nuit du 7, pour la saint Gilbert, soit dit en passant, il fera noir comme dans un four…
— Qui poserait un avion ? Et le balisage ?
— Avec des lunettes de vision nocturne, vous, moi… En ce qui concerne le balisage, je n’en sais rien, mais la difficulté n’est pas insurmontable. Pas si on dispose d’assez de monnaie pour acquérir l’électronique la plus sophistiquée. Il y a eu de grands progrès dans ce domaine, les derniers temps. Chess a volé sur tous les types d’appareils civils, si on excepte les gros porteurs. Un pilote de tout premier ordre, tout à fait apte à arracher un taxi d’une piste en herbe par une nuit sans lune… C’est dans son dossier ?
— Non, murmura Fabre. Dans le vôtre, cette mention figure. Vous avez même fait du simulateur… Et vous, vous pourriez ?
— Si la nécessité s’en faisait sentir…
— Enlevez-vous cette idée de la tête.
— À l’aise : elle n’y a jamais été.