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— J’aimerais en être certain…

— Vous verrez bien lorsque nous irons aux résultats. (Je balançais mon verre vide au bout du bras.) Vous avez le temps de rester dîner ?

— Pourquoi non ? (Il me toisa une fois de plus.) Mes supérieurs ignorent tout de votre étroite collaboration, M. Cavallier. J’évolue sur le fil du rasoir. Si les choses devaient tourner mal, j’aurais certainement des tas d’explications à fournir. L’Office entend garder la haute main sur toute l’opération. Ils sont très bons dans leur partie. Je me défends dans la mienne… Et vous ?

— On en reparlera après le dîner.

Anita monta se coucher tôt. Elle dépérissait à vue d’œil et ne pouvait empêcher ses doigts de trembler. Comme bon nombre de civils, elle encaissait mal la tension nerveuse et la perspective peu chatoyante d’une prison de femmes. J’ouvris une de mes dernières très vieilles bouteilles de bourbon et nous lui fîmes un sort. Fabre tenait la route. De la fraîcheur montait du parc.

— Le sept, c’est dans trois jours.

— Encore trois jours. Oui. (Je me sentais froid et tranquille, mais je savais qu’il ne s’agissait que d’excitation nerveuse. Le froid du chasseur.) Peut-être moins. Impossible de surveiller toutes les planques de Willy et ça pourrait lui mettre la puce à l’oreille… Il vous faudra du monde pour investir les lieux… Et il y aura du monde en face. Certainement des hommes aguerris et supérieurement équipés. Il risque d’y avoir des pertes de part et d’autre… Vous voyez ce que je veux dire ?

— L’Office s’y attend. À telle enseigne que le Groupe d’intervention est sur le pied de guerre… Ce sera leur baptême du feu dans ce type d’opération.

— Un vrai kriegspiel !

— De quel côté jouez-vous ?

— Vous m’avez déjà posé la question lorsque nous étions à jeun. Ma réponse n’a pas changé : du mien. Je ne suis pour rien dans ce merdier, même si les apparences sont contre moi. Je ne renie ni mes antécédents, ni mon passé, mais c’est fini. Certainement pas par grandeur d’âme, entendons-nous bien. Ce que je vois et que j’entends ne me revient pas. J’ai servi la loi et l’ordre, de différentes façons… Jusqu’au jour où je me suis rendu compte que je pataugeais dans la merde et que bientôt j’en aurais plein la bouche — alors je l’ai fermée. L’ordre moral m’écœure. Les barons itou. J’en sais plus long sur tous les types de magouilles et de saloperies qu’un chien de prostituée. En ce qui me concerne, les divertissements sont finis.

Il opina. Il savait lui aussi de quoi je parlais. Je le connaissais peu, mais il n’était pas homme à se bercer d’illusions — trop intelligent et accrocheur pour ça. Un très bon poulet, mais pas du genre à faire une brillante carrière, pas assez politique pour ça. Trop enclin à prendre des risques — et j’en étais un de taille. Pas assez sot et confiant pour les sous-estimer. Pour ci, pour ça. Il alluma une gauloise, tendit son verre et gloussa :

— Remettez-moi une dose de votre attrape-cœur. Ouais, les barons… Merci… Ce que vous voyez et que vous entendez… (Il but quelques gorgées.) Les barons… Des arcans légaux, c’est ça ? Bordel, tout le monde le sait… Je veux dire, trois ou quatre pour cent de la population en âge de se produire… Ils ont repris possession des lieux, s’ils les ont jamais quittés. Et votre ami…

— Il a tâté de tous les types de délinquance : économique, législative… Si les tenants du libéralisme avaient eu, ne serait-ce que la reconnaissance du portefeuille, il siégerait à l’assemblée. On lui a préféré un vague directeur de cabinet dans un ministère, et le jeunot a laissé un drapeau de douze bâtons rien qu’en frais d’essence et de location de voiture, pour rien : il a ramassé une terrible déculottée. Chess serait passé. De justesse, mais passé… Et nous n’en serions pas là, à nous battre les lianes…

— En êtes-vous bien certain ?

— Non, reconnus-je. Non, pas certain.

— Votre fiancée… Vous n’êtes pas certain non plus.

— Les chiens, les chats, vous vous rappelez ? Qui sommes-nous, pour juger ? La nuit tombe, Fabre… Entre chiens et loups. La nuit nous a rattrapés, avec ses longs couteaux. Vos menaces, le trou… Quelle blague ! Notre prison a la dimension de l’univers, et de notre folie aseptisée… Les barons se comportent comme des personnages de romans noirs, le reste bloblotte entre Ribourel et l’électronique appliquée, l’ANPE et les six chaînes, l’angoisse et la servilité…

Le grand calme d’aujourd’hui avant l’orage d’hier. Et merde. Je vous donne ma parole, Fabre, qu’il ne s’en sortira pas. Soyez sans inquiétude. Peut-être que ça vous vaudra un bout de galon, peut-être pas.

Il est très fort, mais je l’aurai. Aussi sûr que deux et deux n’ont jamais fait quatre, mais rien de plus que deux et deux…

— Pourquoi ?

— Pour des tas de raisons, dont aucune n’est morale ou suffisante. (Je tendis les doigts vers la bouteille, la renversai — vide.) Admettons : parce qu’il m’a poussé dans les cordes.

— Beaucoup plus que vous le croyez. Votre ex-femme n’a pas donné signe de vie depuis sa visite chez vous. Nous ne savons pas où elle est, mais nous croyons avoir une idée de ce qui lui est arrivé… Nous avons tout lieu de penser qu’elle est morte !

Il partit et me laissa. Je montai voir Anita. Anita June Lanka. Elle dormait refermée comme un couteau de poche, les cheveux en nappe. Sur la table de nuit, je ramassai un flacon de Témesta et le reposai à côté du verre. Je m’assis au bord du lit. Elle avait un kleenex dans le poing et son sommeil ne semblait rien moins que laborieux et pénible. Je perquisitionnai son sac, par pur désœuvrement. Tout un petit fourniment bien triste. Un porte-monnaie, ses papiers d’identité. Une note de pressing et un chéquier dans un faux Vuitton. Ses lunettes de soleil, un ticket de cinéma déchiré. Des pochettes d’allumettes et des morceaux de sucre publicitaires ornés de fleurs, une plaquette de pilules intacte, un peu de monnaie en vrac. Des chewing-gums vendus en pharmacie. Des mouchoirs en papier, ses clés. Un petit nécessaire de maquillage. Pas de carnet d’adresses ou d’agenda. Je remis tout en place. J’éteignis à la tête du lit et redescendis en prenant appui au bord des marches.

Je jetai la radio sur le divan, mis un disque du Duke très en sourdine. Le premier qui me tomba sous la main. Je tripotai ma montre. Puis j’appelai Bernard et le priai de venir. Il lui fallut moins d’une demi-heure. Il se laissa tomber dans le fauteuil en louchant sur la bouteille vide. J’en amenai une autre et le servis.

— Vous avez des ennuis ? s’enquit-il.

— Qui n’en a pas ? Prosit ! (Il ne but pas.) Tu t’y connais un peu, question chignoles ?

— Un peu, oui. Dizzie Mae sera prête dès que j’aurai le pare-brise. Le reste est fait.

— Bon. Dis-moi : est-ce que tu pourrais examiner une épave ? Je m’explique, est-ce qu’en l’examinant, tu pourrais savoir si on l’a sortie de la route ou pas ?

— Aucune idée ! Elle est naze ?

— Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’elle est passée en épave. On l’aurait poussée dehors. Après, tonneaux…

Il but son verre. Puis il le reposa à ses pieds, en refusa un autre de la tête et alluma une cigarette. Il passa le gras du pouce sous le nez, fronça les sourcils, joignit les pointes de ses boots bordeaux.

— C’est important ?

— Ça peut l’être.

— Bon, je peux essayer… Où elle est, votre poubelle ?

— Au garage régional de la Police. Une Renault 18 de la P.J.

Il ne parut pas démonté.

— Je vois où c’est : on y achetait des voitures aux ventes des domaines, passé un temps, dans mon ancienne boîte. Y avait du coulage, au point de vue boulot, des types qui montaient des autoradios au noir, des peintures… (Il se gratta le cou.) Enfin, ça se fait partout. (Il se claqua la cuisse du plat de la main.) Emballez, c’est pesé. Mais je vous garantis rien, hein ? C’est pressé ?