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Je vérifiai le 45 « Bois Belleau » qu’on m’avait remis pour avoir servi à la défense du monde libre. Je le soupesai dans ma paume sans visser le silencieux. Juste le poids indiqué dans les études techniques. Lorsque je visserais le silencieux au bout du canon, eh bien tout serait dit. Ou Chess ou moi n’aurait plus que quelques minutes à vivre, et peut-être les deux. Jusque là, il ne me quitterait plus guère.

Je remontai la Galil 22 avec la ferme intention d’aller cartonner les corneilles, depuis le temps qu’elles me bassinaient. Un orage plat et soudain m’en dissuada. Anita m’appela et je la rejoignis dans la chambre.

Nous écoutâmes les grands roulements traînants du tonnerre, puis je m’aperçus qu’elle tremblait de la tête aux pieds, les mâchoires serrées. Il fit presque nuit. Le tonnerre secoua les vitres, une détonation sèche se déchira en craquements rauques lorsque la foudre tomba dans les parages. Nous en avions bien besoin. Je trouvai ses lèvres dans un emmêlement de cheveux. Elles étaient brûlantes et sèches, mais elle s’accrocha de toutes ses forces sans reprendre son souffle. Elle jouit sans même que je l’aie pénétrée, tendue comme une corde d’arc, vibrant sans tendresse. Nous nous fîmes mal avant tout. Alors je compris à quel point moi aussi, je haïssais mon ennemi.

Il n’y en avait plus pour très longtemps.

Le reste… Le reste fut un long, un épouvantable cauchemar. Un des pires que j’aie jamais fait. Au crépuscule, je pris la Galil dans le creux du bras et descendis patauger dans les hautes herbes. Un peu de tonnerre grondait encore, au loin vers l’est. Je m’embusquai pour attendre les corneilles et ne tardai pas à être trempé de sueur. Le vent avait encore tourné. Il m’apporta une odeur suave et écœurante qui me colla à la peau et me fit lever, puis marcher, marcher, pas à pas, mètre par mètre, jusqu’à presque ne plus rien sentir, ne plus rien chercher comme un engin guidé, jusqu’au pied de l’éolienne, en bas du réservoir en fer rouillé. Je posai la 22 contre l’échelle, la gravis centimètre par centimètre dans un vrombissement de mouches, sans même chercher les barreaux, sans rien voir, englué dans leur tourbillon épais, il s’en posa sur mes paupières et ma bouche, je les chassai pour voir, pour savoir, il en venait de partout, lourdes et grondeuses, aveugles comme de grosses balles noires, il s’en glissa en grésillant sous ma chemise, je vis de l’eau noire épaisse, un grouillement blanchâtre, rien de distinct, quelque chose de caoutchouteux qui avait l’air d’une main et qui bougeait, très peu, la main d’un dormeur à plat ventre, pas grand’ chose de plus qu’un ignoble grouillement strident, alors je pris mon élan et sautai en bas, me ramassai comme je pus, raflai la 22 et partis vomir un peu plus loin.

Je rendis de la bile, avec de longs arrachements incoercibles. Des larmes me coulèrent sur la figure et dans le cou. Il ne restait plus rien à restituer. Je m’éloignai en vacillant, arrachai une poignée d’herbe et m’essuyai la bouche. Elle était morte et je savais où elle se trouvait. Depuis quoi ? Quatre, cinq jours ? Plus peut-être… Depuis son départ ? Quelle importance, désormais ? Je me laissai tomber à genoux, puis sur le flanc. Armer la 22, amener le canon sous mon menton. Je l’armai avec trop de doigts. Il y eut le petit bruit sec et content de la culasse. Je remontai les genoux. Je ne l’avais pas tuée. Personne d’autre que moi ne le savait. Quelques secondes à tirer, ou vingt ans… L’horizon abrupt, certains soirs, sur la mer comme s’il tombait d’un coup dans le vide sans mémoire et sans nom. Le vent salubre. Et le ciel immense, la houle… Allez, j’avais bien vécu, quatre, cinq vies pour une… Pas à se plaindre… Rideau. Je soulevai la petite arme, une bien jolie réplique du fusil israélien. Rideau. J’étais mort, et depuis longtemps. Mort pour mort, je n’en était plus à cinq minutes pour le côté officiel et réglementaire. Je me traînai un peu sur les coudes, j’étais mort et personne ne le savait ! Je me remis debout tout seul. La houle, et derrière le sillage qui s’incurvait un peu, le bouillonnement des hélices. Pas tout de suite, rideau… Toujours finir… Doucement ! Encore un p’tit boulot et après d’accord… Comment transformer en chaleur et lumière un taxi, son équipage et une demie-tonne d’héroïne à 99 % avec un automatique 45. Mille et une manières de tuer. Rayon innovation. Comment ? En usant de la pire arme qui soit : la psychologie. Oh, seigneur, l’un ou l’autre, rien encore qu’un petit moment… Pas longtemps… Le temps de tout finir, bien proprement, hein, la meilleure façon d’marcher, hein ? un pied devant l’autre… De le border dans son lit… Après, promis, on se calme. Promis-juré. D’accord ? D’accord.

Je bus à la bouteille, attendis que ça explose dans l’estomac. Le bruit, comme des coquilles d’huîtres frottées l’une contre l’autre ? Le rire… Mon rire. Quelle blague ! Fini de rire. Je désarmai la Galil, la mis sur mon bureau. Inspiration, expiration, respiration abdominale. Plus rien derrière ? Tant mieux. Ne pas visser le silencieux. Changer de chemise, mettre une ceinture au pantalon. Prier. Prier qui ? Quoi ? Pourquoi ? Monter une cartouche normale dans la chambre du Bois Belleau Commemorative Model. Le canon dans la raie des fesses. Attendre. Appeler Fabre. Rien à foutre de Fabre. L’autre 45 à portée de la main. Prendre un autre verre. Allons-y pour un autre verre. Pas déconner. Cigarette. Verrouiller les portes. Laisser de la lumière.

Attendre…

Et il n’y eut plus à attendre. On frappa à la porte, eh oui ! Toc-toc-toc, c’est tout. Trois petits coups urbains et désinvoltes. Anita devait dormir. Ma montre marquait vingt-trois heures. Je me levai, vissai le silencieux à bloc et remis le 45 dans le dos. Il n’échapperait pas à une palpation. Je ramassai l’autre et le mis devant, à gauche dans la ceinture et allai ouvrir. Ils étaient deux dans la lumière, deux autres derrière. Ils portaient des cagoules sombres, des tenues d’intervention et chacun un M-15. Je fus poussé jusqu’au living à reculons. J’entendis un ronflement de moteur en prise. Je portai les mains ouvertes à hauteur des hanches. Sous le blouson de toile, il leur fut facile de remarquer le talon de crosse du pistolet, devant. On me l’enleva, mais pas l’autre. Un point pour moi. Ils firent descendre Anita. Elle était groggy et ne dit pas un mot. Un point pour eux.

Ils l’assirent dans le fauteuil. Vieille et ratatinée. À la fin, c’est toujours comme ça. Elle se serra les mains entre les genoux, balança le torse et se mit à fredonner entre ses dents. Ils restèrent à deux, les deux autres me signifièrent de les suivre du canon de leurs fusils. De les suivre. Ils se disposèrent sur mes flancs, à distance de feu. Je n’entendais plus le moteur. La nuit n’était pas tout à fait noire, leurs lampes-crayons suffisaient. Je n’avais pas utilisé la radio. Nous traversâmes la puanteur, puis un bosquet et ce fut la prairie.

Et Chess, en veste de cuir et pantalon de velours, un foulard au cou, dans un peu de lumière. Grand, le visage carré et le regard narquois, ni vieux ni jeune, les épaules larges et droites, chaussé de bottes de saut. Derrière, on chargeait un twin que je n’avais pas entendu se poser. Quatre ou cinq types affairés à placer dans la cabine où on avait déposé les sièges, des paquets en plastique épais de la taille d’un kilo de farine. Et d’autres, autour, silencieux, un genou à terre à scruter la pénombre. Chess, à la tête de son armée privée.

— Tu viens, Jacques ?

— Non.

— Dommage. Viens voir !

— Je vois très bien d’ici. Tu n’aurais pas dû la tuer.

— Tuer qui ?

— Sonia. Tu n’aurais pas dû.

— Je ne l’ai pas tuée. Tu n’aurais pas dû me donner aux flics.

— C’était un moindre mal, vieux frère…

— Viens, Jacques…

On se voyait mal. J’étais tellement plus tranquille que lui. Il me scruta autant qu’il le pouvait. J’avais les mains le long du corps, la tête un peu inclinée sur l’épaule gauche. J’avais eu raison, bravo. Raison contre lui, raison contre moi. Je sortis une cigarette de ma poche de poitrine, il me donna du feu. Pas un bruit, presque pas de lumière. Aussi bien, nous aurions pu être seuls à parler de la pluie et du beau temps, ou de rien. La tentation me prit d’accepter, de monter avec lui. Non. Il y a des choses qu’on ne partage pas. La vie, passe encore… Le reste…

— Tant pis. Tu m’attendais ?

— Oui…

— Pourquoi ?

— Tu le sais bien, Chess…

Il s’approcha, étendit la main, rabattit chaque pan de mon blouson. Je restai immobile lorsqu’il glissa le bras autour de ma hanche. Il sortit le Bois Belleau, siffla entre ses dents. Puis il fit ce que j’attendais : il manœuvra la culasse et une cartouche jaillit par la fenêtre d’éjection. Il releva le front. Je ne vis pas ses yeux, j’entendis à peine sa voix.

— Pourquoi tu ne l’as pas fait ? Tu étais un drôle de rapide, dans le temps… (Je ne répondis rien.) Tu aurais dû le faire. Parce que moi… Tu vas y passer. (Il laissa pendre le Colt le long de sa cuisse.) Tu le sais, n’est-ce pas ?

— Oui. Je le sais. C’est facile ?

— Beaucoup plus que tu l’imagines. (Il soupesa mon arme.) Je vais le garder. En souvenir… (Il tordit le poignet, consulta sa montre.) Tu peux encore monter. Qu’est-ce que tu en dis ?

— Adieu.

Et ce fut tout : il retourna au twin. On l’avait équipé de bidons d’ailes. On me fit reculer. Dans l’habitacle, je le vis s’équiper des lunettes de vision nocturne, il y avait quelqu’un d’autre à côté de lui. Les moteurs furent lancés et je détournai le visage du vent des hélices, le fuselage frémit, la roulette de nez pivota. Il n’y eut pas de point fixe, rien ne s’alluma. J’aurais été bien en peine d’identifier l’avion. Certainement un bi-turbopropulseur à décollage court. Il émit un long feulement et j’aperçus sa silhouette qui filait, mais je ne pus qu’imaginer l’instant où les roues quittèrent le sol. On me toucha le coude sans rudesse. Pour de bon, la fête était finie, le rideau tombé. Les éléments de protection avaient déjà décroché. Il avait dû s’écouler cinq minutes. Une opération de ramassage correcte, sans plus. La cigarette faillit me brûler les lèvres et je la crachai dans l’herbe. Je commençai à remonter avec mes deux accompagnateurs. La camionnette nous dépassa tous feux éteints. Elle roulait à une allure de corbillard. C’était peut-être ce qu’elle serait, après tout.

Et brusquement, alors que nous allions atteindre le bord de la terrasse, le silence et l’obscurité se détraquèrent. Il y eut en même temps une courte série d’explosions sourdes quelque part dans le ciel en direction du nord-est, et comme un éclair de chaleur sans vaillance, et devant, des craquements secs d’armes automatiques. Le moteur de la camionnette hurla à la mort et se tut. Des phares portables s’allumèrent. Je couchai mon copain de droite, quelque chose craqua dans son cou entre mes avant-bras et il s’affala en tas. L’autre lâcha une rafale mal ajustée qui nous couvrit de terre. Je saisis le M 15, tirai à la volée et manquai ma cible. Puis j’aperçus cet abruti de Fabre qui nous courait droit dessus avec son 357 dans le poing. Je plongeai et roulai, me redressai sur un genou. Erreur : ça ne marche que dans les films. Je vis les flammes du canon, décollai gracieusement comme un goal pas mal frimeur et roulai de nouveau, me retrouvai la tête pendante en appui sur les coudes à chercher ce qui m’avait passé au chalumeau. Alors j’entrevis, cool, man, cool, ce qui se passait dans mon champ de vision : Fabre en position de tir couché et le zig qui s’apprêtait à le scier en deux à hauteur de la ceinture. Je lâchai une courte rafale de rien du tout, le cache-flammes à quarante centimètres de la figure, dans une position parfaitement dégueulasse, inscrite dans aucun des manuels. Je mis tout dans le flanc gauche, l’inspiration, et le pantin exécuta une intéressante figure avant de s’écraser sur le côté.

Je n’entendais plus rien, je ne voyais pas vraiment, je me relevai à la force d’un bras, me retrouvai debout et battis l’air des deux bras, retombai et me relevai dans la lumière crue. Ça grouillait de monde, des faces surexposées tordues en tout un tas de grimaces, toutes plus expressives les unes que les autres. Des doigts s’incrustèrent dans mes bras et mes épaules. J’essayai de vider le living, en clamant ma haine du calamiteux M 16. Trop difficile. Beaucoup trop de monde. On m’ouvrit le chemin comme à une pop-star à la fin du concert. J’aperçus par terre une ou deux chevilles minces et un pied nu, une jambe fuselée et un bout de hanche levée — et une large, une belle flaque de sang intacte.

Je me mis à tousser et à éclabousser.

Puis je me sentis le froid monter.

Je me raccrochai à quelque chose, une manche. Lumière bleue… On n’emporte jamais bien grand’ chose. Je partis avec une manche d’uniforme entre les doigts, dans un court tourbillon de souffrance, un genou m’écrasa le larynx.

Rideau.