— Dommage. Viens voir !
— Je vois très bien d’ici. Tu n’aurais pas dû la tuer.
— Tuer qui ?
— Sonia. Tu n’aurais pas dû.
— Je ne l’ai pas tuée. Tu n’aurais pas dû me donner aux flics.
— C’était un moindre mal, vieux frère…
— Viens, Jacques…
On se voyait mal. J’étais tellement plus tranquille que lui. Il me scruta autant qu’il le pouvait. J’avais les mains le long du corps, la tête un peu inclinée sur l’épaule gauche. J’avais eu raison, bravo. Raison contre lui, raison contre moi. Je sortis une cigarette de ma poche de poitrine, il me donna du feu. Pas un bruit, presque pas de lumière. Aussi bien, nous aurions pu être seuls à parler de la pluie et du beau temps, ou de rien. La tentation me prit d’accepter, de monter avec lui. Non. Il y a des choses qu’on ne partage pas. La vie, passe encore… Le reste…
— Tant pis. Tu m’attendais ?
— Oui…
— Pourquoi ?
— Tu le sais bien, Chess…
Il s’approcha, étendit la main, rabattit chaque pan de mon blouson. Je restai immobile lorsqu’il glissa le bras autour de ma hanche. Il sortit le Bois Belleau, siffla entre ses dents. Puis il fit ce que j’attendais : il manœuvra la culasse et une cartouche jaillit par la fenêtre d’éjection. Il releva le front. Je ne vis pas ses yeux, j’entendis à peine sa voix.
— Pourquoi tu ne l’as pas fait ? Tu étais un drôle de rapide, dans le temps… (Je ne répondis rien.) Tu aurais dû le faire. Parce que moi… Tu vas y passer. (Il laissa pendre le Colt le long de sa cuisse.) Tu le sais, n’est-ce pas ?
— Oui. Je le sais. C’est facile ?
— Beaucoup plus que tu l’imagines. (Il soupesa mon arme.) Je vais le garder. En souvenir… (Il tordit le poignet, consulta sa montre.) Tu peux encore monter. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Adieu.
Et ce fut tout : il retourna au twin. On l’avait équipé de bidons d’ailes. On me fit reculer. Dans l’habitacle, je le vis s’équiper des lunettes de vision nocturne, il y avait quelqu’un d’autre à côté de lui. Les moteurs furent lancés et je détournai le visage du vent des hélices, le fuselage frémit, la roulette de nez pivota. Il n’y eut pas de point fixe, rien ne s’alluma. J’aurais été bien en peine d’identifier l’avion. Certainement un bi-turbopropulseur à décollage court. Il émit un long feulement et j’aperçus sa silhouette qui filait, mais je ne pus qu’imaginer l’instant où les roues quittèrent le sol. On me toucha le coude sans rudesse. Pour de bon, la fête était finie, le rideau tombé. Les éléments de protection avaient déjà décroché. Il avait dû s’écouler cinq minutes. Une opération de ramassage correcte, sans plus. La cigarette faillit me brûler les lèvres et je la crachai dans l’herbe. Je commençai à remonter avec mes deux accompagnateurs. La camionnette nous dépassa tous feux éteints. Elle roulait à une allure de corbillard. C’était peut-être ce qu’elle serait, après tout.
Et brusquement, alors que nous allions atteindre le bord de la terrasse, le silence et l’obscurité se détraquèrent. Il y eut en même temps une courte série d’explosions sourdes quelque part dans le ciel en direction du nord-est, et comme un éclair de chaleur sans vaillance, et devant, des craquements secs d’armes automatiques. Le moteur de la camionnette hurla à la mort et se tut. Des phares portables s’allumèrent. Je couchai mon copain de droite, quelque chose craqua dans son cou entre mes avant-bras et il s’affala en tas. L’autre lâcha une rafale mal ajustée qui nous couvrit de terre. Je saisis le M 15, tirai à la volée et manquai ma cible. Puis j’aperçus cet abruti de Fabre qui nous courait droit dessus avec son 357 dans le poing. Je plongeai et roulai, me redressai sur un genou. Erreur : ça ne marche que dans les films. Je vis les flammes du canon, décollai gracieusement comme un goal pas mal frimeur et roulai de nouveau, me retrouvai la tête pendante en appui sur les coudes à chercher ce qui m’avait passé au chalumeau. Alors j’entrevis, cool, man, cool, ce qui se passait dans mon champ de vision : Fabre en position de tir couché et le zig qui s’apprêtait à le scier en deux à hauteur de la ceinture. Je lâchai une courte rafale de rien du tout, le cache-flammes à quarante centimètres de la figure, dans une position parfaitement dégueulasse, inscrite dans aucun des manuels. Je mis tout dans le flanc gauche, l’inspiration, et le pantin exécuta une intéressante figure avant de s’écraser sur le côté.
Je n’entendais plus rien, je ne voyais pas vraiment, je me relevai à la force d’un bras, me retrouvai debout et battis l’air des deux bras, retombai et me relevai dans la lumière crue. Ça grouillait de monde, des faces surexposées tordues en tout un tas de grimaces, toutes plus expressives les unes que les autres. Des doigts s’incrustèrent dans mes bras et mes épaules. J’essayai de vider le living, en clamant ma haine du calamiteux M 16. Trop difficile. Beaucoup trop de monde. On m’ouvrit le chemin comme à une pop-star à la fin du concert. J’aperçus par terre une ou deux chevilles minces et un pied nu, une jambe fuselée et un bout de hanche levée — et une large, une belle flaque de sang intacte.
Je me mis à tousser et à éclabousser.
Puis je me sentis le froid monter.
Je me raccrochai à quelque chose, une manche. Lumière bleue… On n’emporte jamais bien grand’ chose. Je partis avec une manche d’uniforme entre les doigts, dans un court tourbillon de souffrance, un genou m’écrasa le larynx.
Rideau.
7
Je me réveillai tôt un matin, dans la pénombre d’une salle de contrôle. Au-dessus de ma tête, une pendule digitale marquait 5 h 25 a. m. Je refermai les yeux, les rouvris plusieurs fois. Je me trouvais dans une capsule intersidérale à destination de Vénus. Ou de Mars. Impossible de faire un mouvement, les machines me bouffaient, elles avaient lancé de fins tentacules partout, il m’en rentrait dans le nez et la bite, et, à ce qu’il me semblait, dans les deux bras, emberlificoté de tuyaux et de sondes. Je n’étais pas dans une capsule : j’étais fermement arrimé au sol dans un service de soins intensifs. J’essayai de replonger dans le coltard, mais non, impossible, et tout aussi impossible de remuer. Il faisait chaud. J’étais empaqueté du menton au bassin. Je restai à regarder le plafond les yeux grands ouverts, jusqu’au moment où une silhouette vêtue de blanc, le bas du visage pris dans un masque, apparut dans mon champ de vision. J’entendis une voix étouffée, mais fus incapable de prononcer un mot.
Alors commencèrent des jours et des nuits difficiles. Je ne me rappelais rien de précis, comme si les transfusions m’avaient aussi vidé la mémoire. Je parvins à remuer les doigts et ils m’absorbèrent longtemps : étonnant, ce qu’on peut s’occuper, seulement avec dix doigts. On continua de m’alimenter artificiellement, de faire attention à moi comme au dernier spécimen d’une race éteinte. On me parla sur divers tons, et parfois quelqu’un hocha la tête d’un air secrètement navré. Je faisais pourtant mon possible pour ne pas les emmerder, mais bon, ça coûtait les yeux de la tête, et quelque chose ne tournait pas rond. Tous mes compteurs s’étaient remis à zéro. On vint me voir à travers une vitre qui devait être, pour le moins, blindée. Je laissai faire avec une immense, une généreuse mansuétude. Bipèdes automoteurs, ils étaient, rien de larvaire ; ils pouvaient aller pisser tout seuls. Ils pouvaient se promener au soleil, prendre des demis sur le zinc, écouter de la musique dans leur voiture, s’adonner à tout un tas d’activités exaltantes, comme se reposer sur un banc ou se faire tirer leur fric à la Loterie Nationale. Cocus toujours, contents des fois. Rien à faire pour décrocher un mot. Est-ce qu’on m’avait touché les cordes vocales ?