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— Congés annuels… Je les ai bien mérités. Vous aussi, Cavallier…

— Oui ?

— Je ne sais pas pourquoi Sauvage a fait ce qu’il a fait… Ce que je sais, c’est que je l’aurais serré. Moi-même. Mais sans aucune espèce de ravissement. Dont acte clos ce jour à… (Il consulta sa montre.) Onze heures douze…

Il prit la route, puis Anita conduisit. Dans le vide-poche, je retrouvai tout là où je l’avais laissé, et je n’y touchai pas. Nous nous arrêtâmes dans un snack au bord de l’autoroute. Il était rempli de touristes et j’attendis à une table d’angle que l’on m’apporte un plateau. Nous discutâmes du temps qu’il avait fait, de la précession des équinoxes et du dollar qui jouait au bilboquet. Anita parlait peu. Elle avait un bras autour de ma taille, et il aurait suffi à en faire deux fois le tour.

Elle reprit le manche. Nous fîmes une pause pipi bien après Lyon. Le ciel était d’un bleu dur, sans le moindre voile atmosphérique, le plus petit nuage. Je retirai ma veste fripée. Je ne m’assoupis à aucun moment. Le soir, nous dûmes rouler au pas dans les petites rues du port, puis nous remontâmes le grau jusqu’à une baraque en ciment. Popeye vint nous ouvrir la grille, jockey sans cheval en treillis et maillot de corps. Fabre coupa le moteur. Nous fîmes quelques pas dans l’herbe haute, je me remplis les chaussures de sable blanc, emmenai Anita jusqu’au ponton. Le soleil était tombé et dans la lumière du soir, mon engin avait fière allure, un peu chargé dans les hauts, à se balancer à son aise, sur l’eau verte crêpelée par le vent du soir. Elle me tambourina le flanc droit à tout petits coups, retira ses chaussures et les lança derrière elle.

— C’est à toi ?

— À nous…

— Il est énorme, non ?

— Énorme ? Si on veut… Viens voir…

Elle déchiffra les lettres à la poupe, impeccablement briquées, ANITA II. Elle se toucha les cheveux, avala un peu de salive et me sourit avec son air chiffonné. Puis elle se serra contre moi.

— Quand est-ce qu’on s’en va ?

— Demain…

— Je n’y croyais pas, tu sais ? Je pensais que ça n’arriverait pas. Que tu changerais d’avis… Tu n’as jamais eu envie de changer d’avis ?

— Non. Tu sais quoi ?

— Non…

— L’état de manque, tu connais ?

Elle ne répondit pas. Elle rit de façon sourde, un peu rauque. Une vraie mouette s’esclaffa en filant au ras de l’eau. Ça sentait le sel et le goudron.

Popeye et un de ses cousins, un jeune type mince et gominé dans les trente ans vinrent avec nous dîner sur le port. Quand nous eûmes fini, le patron mit des rocks sur un tourne-disques à lampes et vint s’asseoir à ma table. Anita dansa tout son saoul, et pourquoi pas ? Le jeunot se débrouillait bien, mais Fabre se révéla un maître, sobre, efficace et sûr. Les guitares cisaillaient au plus juste, la basse harcelait et le batteur donnait l’impression de jouer sur des bidons de cent litres, et par instants, sur un seul dossier de chaise.

— Vous partez, Jacques ? me demanda le patron.

— Oui Manu : je pars… Pour le meilleur et pour le pire.

— J’peux pas vous donner tort. Vous m’enverrez des dragées ?

— Bien sûr…

— Pas de la 44 x 40, hein ?

— Non, Manu. Des roses et des bleues, un jour… Peut-être.

J’observai Anita. Elle aimait danser, ça la prenait des chevilles, jusqu’à la pointe des cheveux. Elle avait une façon de bouger les jambes et les hanches qui me flanqua des picotements dans les paumes. Elle revint et s’assit contre moi, but dans mon verre et tapa dans mes cigarettes. Fabre nous couva d’un œil froid, se prit le nez entre pouce et l’index. Il avait cogné comme tout le monde dans le Frontignan, le vin de sable et le marc. Il loucha sur ce qui remplissait la robe sage d’Anita et me confia entre deux accords qui semblaient tomber d’une benne de ferraille :

— La vérité, l’Embrouille, quelle connerie !

— Ah, mon bon…

— Tirez-vous ! Y a qu’ça à faire…

Trois tonnes cinq de musique plate et carrée s’abattirent d’un coup. Il lâcha son nez et saisit son verre. S’il ajouta quelque chose, personne ne l’entendit. Dans le temps qu’il resta, Fabre s’ingénia à perfectionner une solide biture à étages. Allez savoir pourquoi…

Anita insista pour passer le reste de la nuit à bord. Elle insista aussi pour beaucoup d’autres choses, ce qui fait que la nuit passa très vite. Rien à faire pour l’empêcher de piquer une tête dans le grau à l’aurore. Elle remonta les lèvres violacées et je dus la bouchonner de mon mieux. Fabre prit congé après le petit déjeuner. Il avait récupéré un peu de son aplomb et de sa froideur de flic. Le jeunot l’emmena en Patrol prendre le train. Nous restâmes à la coupée, Anita et moi, à regarder la Nissan touiller le sable puis filer sur le goudron.

À aucun moment, Fabre ne nous adressa un geste. Il était déjà trop loin, et nous aussi…

Je payai ma soirée et ma nuit de folies : je somnolai une partie de la matinée. Une camionnette livra des légumes. Nous déjeunâmes sous la treille, le jeunot revint sur le tard avec des cartouches de cigarettes et une brassée de journaux… Puis Popeye m’annonça que tout était prêt. Nous montâmes, le jeunot resta, assis sur le capot avant de Dizzie Mae, les talons de bottes sur le pare-choc, à fumer en se massant l’estomac.

Popeye prit la manœuvre pour sortir. Nous quittâmes l’eau verte pour celle, plus sale du port, nous doublâmes le phare, et ce fut la mer sombre avec un peu de houle. J’étais étourdi et chancelant, comme toujours lorsque quelque chose arrive qu’on avait trop longtemps attendu. Le soleil inondait la cabine et je dus m’étendre. Les cicatrices trop fraîches et boursouflées me faisaient mal. Rien d’un départ triomphant. J’avais la gueule en tas et je ne parvenais pas à me détendre les muscles. Nous passâmes dans des remous et je vis la poupe d’un cargo blanc aux flancs maculés de rouille dériver sur bâbord. Il naviguait allègre et des goélands criaillant s’ébattaient sur son sillage. Puis un gros quillard sous spi nous fit un bout de conduite — et plus rien. Je me réveillai au crépuscule, la tête vide et la bouche plâtreuse, aussi fringant qu’un incendie éteint. Je cherchai une cigarette, n’en trouvai pas dans ma chemise et y renonçai.

Une main fiévreuse chercha la mienne et une voix me parvint.

— Bienvenue dans le monde des vivants, monsieur, fit-elle.

Je me poussai un peu et Anita s’assit tant bien que mal. Qu’est-ce qu’elle tenait comme place. Elle avait jeté mon vieux blazer sur ses épaules et ramassé ses cheveux sur la nuque. C’était peut-être la coiffure qui la vieillissait, mais elle avait encore les traits graves, les yeux las et cernés, et une expression amère à la bouche. Quelque chose d’une beauté un peu tragique.

— Tu as une sale tête, mon ange !

— Je sais, fit-elle. Des fois ça arrive… Il paraît que ça passe…

Elle eut une grimace perplexe. Je lui fis signe de bouger, je me levai et testai ma stabilité latérale. Très perfectible. Je dus m’appuyer sur elle pour grimper jusqu’au cockpit. Je dis à Popeye que je prenais. Il nous avisa qu’il avait à s’occuper du dîner. Il avait acheté des rougets de roche à un pêcheur le matin. Première nouvelle, parfait. En papillote avec du fenouil ? Plus que parfait. Je posai les doigts sur la barre, consultai les instruments et coupai la radio. Anita nous alluma une cigarette, puis elle changea de pied.

— J’ai quelque chose à te dire, Jacques…

Je m’appliquais à garder le cap, mais ce bon dieu de compas tremblotait dans son bol comme un flan renversé aux prises avec un épileptique. J’avais perdu la main. La mer était plate et vide jusqu’à l’horizon devant la proue et laissait une impression d’immensité vertigineuse, bleu marine et ardoise. Vers le sud-est, le ciel avait commencé à foncer. Elle me passa le bras derrière les omoplates. C’est ce que j’avais toujours voulu, non ? Un bateau et une starlette bâtie comme une championne. Quelque chose d’important ? J’avais tout laissé derrière, même pas revu Tellier. Important ? Elle se serra du mieux qu’elle put.