Il passa sa veste, plia l’enveloppe et la mit dans une poche. Il n’aurait aucun mal à trouver d’où venait la fuite. Qui, c’était une autre paire de manches, mais peut-être finirait-il par y arriver. Je branchai mon répondeur, pris mes appareils et une plaquette de comprimés. En faisant vite, je pourrais déjeuner à la Cafétéria du Centre Commercial avec le coup de feu. J’avais un rendez-vous à quinze heures, avec la responsable d’une organisation d’aide au quart monde, et un autre vers dix-huit heures avec l’amicale bouliste de la Pépinière. Rien de très exaltant, mais ça passait le temps, ça occupait les jours, il ne restait plus de difficile à passer que les petites heures blêmes et les matins livides.
Sauvage m’accrocha au passage :
— Tu es bien, ici, dit-il sans trace d’ironie. Tu as ta vie, tes relations. Tes amis… (Il me fixa dans les yeux. Il voulait dire autre chose, qui ne passait pas). Tu as retrouvé du boulot… Pourquoi tout gâcher de nouveau ?
J’avalai ma salive, lui fis face.
— Qu’est-ce que vous avez, bon Dieu ?
— Rien, coupa-t-il. Tu t’es trouvé une belle maison…
— De la merde ! Silence pendant cinq ans… Et un matin, tout le monde débarque ! Sous prétexte que Chess a fait la malle. Si tu veux le savoir, je ne le cache pas sous mon lit, ni dans la cuve à fuel. Je suis très bien ici. Mon job n’est pas pire que celui que je faisais avant. Personne n’a envie de me trouer la paillasse. Je peux rentrer à la nuit sans risquer de ramasser de coups de fusil… Les filles ne sont ni pires ni mieux qu’ailleurs…
Sauvage rit doucement. Il remarqua :
— Ta groupie est plutôt mieux que la moyenne !
— Groupie ?
— La petite au standard… (Il gonfla le torse et ses mains mimèrent des avantages spectaculaires.) Tu as remarqué qu’elle ne porte pas de soutien-gorge ?
— Tout le monde l’a remarqué.
— Alors Chess, hein ? Qu’est-ce que tu en as à secouer ?
— Rien.
Ça ne sembla pas beaucoup le satisfaire. C’est qu’il m’avait connu avant, baroudeur, chien fou, toujours prêt à monter sur un coup. Avant que je me retrouve dans une chambre de quatre mètres sur trois, à contempler le plafond pendant des heures, en attendant que Sonia vienne et m’emporte loin, dans notre mazet, et qu’elle me passe les doigts sur le front en fredonnant à mi-voix une mélodie que je ne connaissais pas.
Avant que je ne sache plus pleurer.
Je le ramenai à sa voiture et lui aussi, il partit.
2
Le reste de la journée, je tournai au ralenti, l’esprit mécontent et perplexe, et l’âme endolorie. J’expédiai mon boulot sans hâte ni passion, laissai une bobine à développer au grouillot du labo. D’habitude, je me débrouillais tout seul, et passais un grand moment dans la lumière inactinique et le chaud silence ouaté, à rêvasser en attendant que l’image sorte, à penser à des choses sans suite. Je pris le premier verre de la soirée à l’annexe, avec Tellier et Anita. Il faisait beau et clair. Les employés quittaient l’hôtel de ville, les bagnoles roulaient au pas, pare-choc contre pare-choc, dans la fraîche lumière rasante du soir. Les gens rentraient chez eux, et il leur restait du temps pour tondre la pelouse, ou allumer le barbecue, ou laver leur voiture en training, en attendant le dîner et la nuit qui tombait tard. Dans une demi-heure, les rues seraient vides jusqu’au lendemain matin.
— Je vais prendre trois ou quatre jours, annonçai-je à Tellier.
Il leva les sourcils. En trente-deux mois, je ne m’étais jamais absenté. Je n’avais pas d’endroit où aller. Il nous regarda allumer une cigarette, Anita et moi. Elle fumait des Dunhill. Il me sembla qu’il allait flancher et lui en taper une, mais il n’en fut rien. Il but pensivement quelques gorgées de bière, regarda dehors puis nos deux visages. Je savais ce qu’il pensait — ce que tout le monde pensait. Anita était une fille très chouette, décorative et gentille, et je n’étais pas si vieux que ça. Je ne faisais pas quarante balais et il me fallait quelqu’un pour repasser mes chemises. Il graillonna :
— Serait-ce que tu reprends goût à la vie, Cavallier ?
— Plus ou moins.
Il esquissa un sourire, mais s’en tint aux grandes lignes. Nous carburâmes jusqu’à dix-neuf heures trente, lui au demi, Anita et moi au Martini-Gin. Elle encaissait bien. Elle alla aux cigarettes. Tellier m’examina pensivement. Il se faisait du souci.
— Le flic, ce matin, tu le connais bien ?
— Nous étions dans la même brigade, dis-je en guise de réponse.
— Il est franc comme un âne qui recule, me confia Tellier. Un âne borgne… En plus, il se prend pour un petit malin.
— C’est le cas de beaucoup d’entre eux, dis-je doucement. C’est ce qui fait leur charme indéfinissable.
— J’aimerais penser que tu prends des congés pour t’éclater un peu. J’aimerais en être sûr. Qu’est-ce que tu attends pour grimper la gosse ? Tu pourrais tomber beaucoup plus mal, et elle aussi.
Nous la regardâmes revenir avec les cigarettes. Elle était grande et bien faite, peut-être un peu trop grande à mon goût, mais fichtrement bien balancée, musclée et compacte, avec des attaches fines et dans les yeux quelque chose de doux et d’évaporé qui dénonçait une myopie incurable. Elle nous sourit en s’asseyant comme s’il lui fût besoin d’un sauf-conduit, et son épaule s’appuya à la mienne. Tellier ne tarda pas à nous quitter, les épaules basses, en traînant la patte. Il avait pris un coup de vieux et la prochaine alerte serait la bonne. Les bruits de couloir faisaient de moi son successeur à la tête de l’agence. Il avait conservé du poids à la direction régionale et même si ça devait grincer à la base, je savais (tout le monde savait) qu’il parviendrait à ses fins. Il avait déjà annoncé la couleur. La perspective d’une guerre de succession ne m’enchantait pas, même si l’issue en était réglée d’avance. J’avais réduit mes ambitions à leur plus simple expression, croûter et dormir le plus possible sur le chemin de rien du tout.
— C’était ta femme ? demanda Anita.
— Mon ex, oui.
Elle ne m’avait jamais tutoyé. Elle posa sa main sur la mienne.
— Elle fait plus vieille que toi. Tu l’aimes encore ?
— Non.
— On ne dirait pas.
— Tant pis.
— Tu prends des jours pour aller avec elle ?
— Non. Elle est sortie de l’image.
Elle me serra les doigts. Je lui adressai un signe de la tête. Je n’avais plus envie de m’embarquer dans une galère. Je n’étais plus assez neuf pour ça. J’avais trop peur. À vrai dire, j’avais toujours eu peur, la vie m’avait essayé sur un mode craintif et l’affaire était entendue pour de bon. Le pli était pris. Trop tard pour changer de cap. Je lui allumai une cigarette de la main gauche. Elle aussi m’adressa un signe de tête, sans me lâcher la main.
Je l’emmenai dîner à La Calèche. Tony nous donna une table qui regardait l’écluse et le golf miniature. Des gosses disputèrent une partie animée pendant que nous reprenions l’apéritif. Un house-boat vint s’amarrer dans le bassin, et un couple d’âge mur en débarqua, déplia deux vélos et pédala sur le chemin de halage vers l’amont. Je vis un martin-pêcheur traverser le canal au ras de l’eau, vif et droit comme un carreau d’arbalète et s’enfoncer dans la berge. Je commandai deux châteaubriands et une bouteille de Pommard.
À la fin du repas, j’étais vaguement schlass et assez enclin à l’indulgence, au moins à mon égard. Anita reposait le menton sur le dos de la main, accoudée à la table, et s’essayait à sourire dans le vague. Il ne faisait pas encore tout à fait nuit et on entendait les gosses piailler sur le parking. Le couple sortit de la pénombre en poussant les vélos. Ils vinrent prendre un verre au bar. L’homme arborait une casquette de yachtman, et la femme était svelte, le visage tanné par le soleil, l’air décidé. Tony nous offrit sa tournée.